Afghanistan : l’explosion silencieuse de l’usage de drogues à haut risque
Usage de drogues à haut risque — Afghanistan
Note de synthèse d’après le rapport de l’UNODC – juin 2025
https://www.unodc.org/documents/crop-monitoring/Afghanistan/Afghanistan_Drug_Insights_V5.pdf
Une bombe sociale ignorée
Au-delà des guerres, de la pauvreté et de l’oppression politique, une autre crise se déploie en Afghanistan, moins visible mais tout aussi dévastatrice : l’essor de l’usage de drogues à haut risque. Longtemps perçu comme un pays exportateur, pilier de l’économie mondiale de l’opium, l’Afghanistan est désormais frappé de plein fouet par une consommation interne massive. Les rues de Kaboul, Hérat, Mazar-e Charif ou Jalalabad témoignent de ce basculement : des hommes hagards, des familles brisées, des enfants déjà piégés. Le dernier rapport de l’UNODC révèle une vérité insoutenable : l’Afghanistan devient à la fois le premier producteur mondial et l’un des plus grands consommateurs de ses propres poisons.
Un travail inédit de terrain
Pour mesurer l’ampleur de cette catastrophe sociale, trois études ont été menées entre 2022 et 2023. La première, une cartographie des “hotspots”, a recensé 651 lieux publics de consommation dans 32 provinces, rassemblant plus de 27 000 usagers réguliers. La seconde, qualitative, a donné la parole à plus de 1 200 acteurs – familles, médecins, autorités locales – pour comprendre les perceptions et dynamiques sociales autour de la drogue. La troisième, quantitative, a interrogé près de 6 900 consommateurs, livrant une radiographie inédite de leurs profils, pratiques et trajectoires de vie. Ce croisement de données donne au rapport une force unique : il ne s’agit plus d’hypothèses, mais d’un constat documenté.
Portraits de l’addiction
Le profil type qui émerge est celui d’un homme d’une trentaine d’années, pauvre, peu instruit, souvent marié mais incapable d’assurer les besoins de sa famille. Plus d’un cinquième des usagers n’a pas de domicile fixe. La moitié n’a jamais été à l’école, et un tiers finance sa consommation par des activités criminelles – vols, petits trafics, mendicité. Derrière les statistiques se dessine un pays où la drogue est à la fois refuge face à l’échec social et piège qui enferme dans un cercle vicieux de dépendance et d’illégalité.
Chez les femmes, les trajectoires diffèrent mais ne sont pas moins tragiques. Leur consommation, souvent cachée dans la sphère domestique, débute fréquemment par l’opium, utilisé comme antidouleur ou somnifère, avant de basculer vers l’héroïne ou les amphétamines. Ces femmes restent invisibles, étouffées par la honte et privées de structures adaptées. Dans les faits, leur toxicomanie est doublement punie : par la dépendance et par l’exclusion sociale.
Les enfants pris au piège
La donnée la plus alarmante du rapport est sans doute celle-ci : plus de 2 150 enfants de moins de 15 ans consomment déjà des drogues dans les lieux publics, soit près de 8 % des usagers recensés. Certains commencent dès l’âge de 5 ans, exposés par leur environnement familial ou par la rue à l’opium, aux sirops codéinés ou même à l’héroïne. Ces chiffres évoquent une génération sacrifiée, condamnée à l’addiction avant même d’avoir connu l’école. L’image de ces enfants consommateurs, parfois aux côtés de leurs parents, illustre une faillite morale et politique : l’Afghanistan laisse ses plus jeunes s’enfoncer dans la dépendance sans espoir de secours.
Mutations des drogues consommées
Depuis la dernière enquête de 2009, le paysage s’est profondément transformé. La consommation de cannabis et d’opium recule, tandis que celle de l’héroïne explose. Surtout, les stimulants de synthèse connaissent une progression fulgurante : méthamphétamine et amphétamines sont désormais utilisées par plus de la moitié des usagers interrogés. L’Afghanistan, longtemps identifié à l’opium, devient aussi un pays de méthamphétamine. La polyconsommation est la norme : 60 % des hommes et 30 % des femmes mélangent plusieurs drogues, souvent héroïne et stimulants. Les conséquences sanitaires sont ravageuses : dépendance accrue, troubles psychiques, comportements violents.
La menace sanitaire
La toxicomanie de masse ouvre la voie à une autre catastrophe : la propagation du VIH, des hépatites et de la tuberculose. Huit pour cent des usagers déclarent avoir déjà eu recours à l’injection, souvent dans des conditions sordides – cimetières, égouts, maisons abandonnées. Trois quarts partagent leurs seringues. À Hérat, la prévalence du VIH chez les injecteurs atteignait déjà 13 %. La fermeture progressive des programmes de réduction des risques depuis 2022 laisse craindre une flambée épidémique incontrôlable. Le virus trouve dans cette population marginalisée un terreau idéal.
Une politique de répression aveugle
Face à cette explosion, les autorités de facto talibanes ont choisi la répression. En 2022, elles ont interdit culture, commerce et usage des drogues. Dans les faits, cela s’est traduit par des rafles brutales, des internements forcés et la création de centres de désintoxication improvisés. Mais loin d’apporter une solution, cette politique déplace simplement le problème. Les usagers évitent désormais les espaces publics mais continuent de consommer en clandestinité, sans encadrement médical. Les centres forcés, souvent surpeuplés, n’offrent ni soins adaptés ni suivi, et la rechute est quasi systématique à la sortie. La répression produit un effet pervers : elle enferme les toxicomanes dans la clandestinité et les prive de toute aide volontaire.
Des services en ruine
L’un des constats les plus dramatiques est l’effondrement des services de soin. En 2023, seuls 10 % des centres de traitement fonctionnaient encore grâce à des financements internationaux. Près de la moitié avaient fermé, et le reste survit avec des moyens dérisoires. Les thérapies de substitution, comme la méthadone, sont quasiment interrompues. Les professionnels qualifiés ont fui le pays ou changé de métier. Deux tiers des personnes interrogées déclarent avoir de grandes difficultés à accéder à un traitement. Cette situation fait de l’Afghanistan un désert thérapeutique, où la demande est immense mais l’offre inexistante.
Femmes, l’angle mort des politiques
Les femmes toxicomanes, pourtant nombreuses, sont totalement absentes des politiques actuelles. Leur consommation est stigmatisée, invisibilisée, souvent cachée derrière les murs domestiques. L’absence de centres spécialisés les prive de soins adaptés et les enferme dans un cercle d’isolement et de dépendance. Le rapport de l’UNODC appelle explicitement à la création de services spécifiques, sensibles au genre et respectueux des droits humains. Sans cette approche, les femmes resteront condamnées à une marginalisation silencieuse.
Recommandations et urgences
L’UNODC ne se contente pas de dresser un constat : il propose une série de priorités urgentes.
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Prévention précoce : cibler les enfants et les adolescents pour briser la transmission intergénérationnelle de la dépendance.
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Élargir l’accès aux soins : rouvrir et diversifier les centres, proposer des thérapies de substitution, former le personnel médical.
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Réduction des risques : distribuer des seringues stériles, relancer les programmes de prévention du VIH et des hépatites.
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Intégrer les femmes : créer des services spécialisés, avec une approche respectueuse de leur réalité sociale.
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Produire et partager des données : assurer un suivi régulier, scientifique et transparent de la consommation et des politiques.
Une crise qui dépasse la santé
Au-delà de la santé publique, la montée de la toxicomanie de masse fragilise la société afghane dans son ensemble. Elle accentue la pauvreté en détruisant les familles, accroît la criminalité en alimentant les petits trafics et nourrit l’insécurité. Elle compromet l’avenir du pays en condamnant une partie de sa jeunesse. Elle révèle aussi l’hypocrisie d’un système qui continue d’exporter clandestinement des tonnes d’opiacés et de méthamphétamine, tout en laissant sa propre population se noyer dans la dépendance.
L’Afghanistan face à son miroir
L’usage massif de drogues à haut risque est un miroir cruel tendu à l’Afghanistan. Il montre l’effondrement des structures de soin, l’échec des politiques publiques, la vulnérabilité des familles, la violence faite aux femmes et l’abandon des enfants. Il rappelle que la guerre la plus destructrice n’est pas seulement militaire ou politique : elle est sociale et silencieuse, elle se joue dans les ruelles, les taudis et les foyers détruits par l’addiction.
L’Afghanistan est à la croisée des chemins. Sans une mobilisation nationale et internationale pour traiter la toxicomanie comme une urgence de santé publique et non comme un crime, le pays risque de devenir prisonnier d’une double malédiction : produire la drogue qui alimente les marchés mondiaux et perdre sa propre jeunesse dans l’ombre de l’addiction.










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