Synthèse analytique du Rapport Final SIGAR (Décembre 2025)

Dix-sept ans de supervision de la reconstruction en Afghanistan

Introduction : un chantier de reconstruction hors norme

Créé en 2008 par le Congrès américain, le SIGAR (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction) avait pour mission de superviser l’ensemble des programmes de reconstruction financés par les États-Unis en Afghanistan : infrastructure, gouvernance, forces de sécurité, développement économique, aide humanitaire, etc. À l’échéance de sa mission, le 31 janvier 2026, l’institution publie un rapport final monumental qui dresse un bilan sans complaisance de vingt années d’engagement américain.

Les États-Unis ont dépensé 144,7 milliards de dollars pour la reconstruction entre 2002 et 2021, et plus de 148,2 milliards en incluant les allocations jusqu’en 2025. Ce montant dépasse – en dollars ajustés – le coût du plan Marshall. Pourtant, l’effondrement du gouvernement afghan en août 2021 a révélé la faiblesse structurelle d’un système que Washington croyait avoir stabilisé.

Le rapport poursuit deux objectifs :

  1. Fournir un audit médico-légal final des programmes financés par les États-Unis.
  2. Offrir une analyse globale des raisons de l’échec américain à construire un Afghanistan stable et démocratique.

1. L’ampleur financière de l’effort américain

1.1. La répartition des 148,2 milliards de dollars

Selon les données consolidées jusqu’au 30 juin 2025, les crédits américains se répartissent comme suit :

  • Sécurité : 88,8 milliards (60 %) – essentiellement via le Fonds des Forces de Sécurité Afghanes (ASFF), qui absorbe à lui seul 80,7 milliards.
  • Développement et gouvernance : 35,9 milliards (24 %) – dont 20,8 milliards via l’USAID (ESF).
  • Aide humanitaire : 7,1 milliards (5 %) – principalement gérée par l’USAID et le Département d’État.
  • Fonctionnement des agences : 16,3 milliards (11 %) – diplomatie, sécurité des ambassades, supervision, etc.

Les dépenses culminent lors du « surge » militaire entre 2009 et 2012. Durant ces quatre années, près de 40 % de tout le financement de la reconstruction est engagé, signe d’une stratégie massive visant à « acheter » la stabilité en renforçant simultanément l’appareil militaire et l’aide au développement.

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Retrouvez ici le rapport complet « Dix-sept ans de supervision de la reconstruction » publié par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction.

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1.2. Des obligations de financement massives mais mal coordonnées

Plus de 138 milliards de dollars ont été effectivement engagés par les agences américaines. Les secteurs les plus coûteux sont :

  • forces de sécurité (77,9 milliards, dont 48 % pour le maintien opérationnel),
  • infrastructures,
  • équipement et transport,
  • formation et opérations.

Le rapport montre que ces investissements colossaux ont souvent créé des systèmes non soutenables, dépendants indéfiniment de financements américains.

2. Les résultats de la supervision : gaspillages, fraudes et limites structurelles

2.1. Une masse de fraudes et de gaspillages sans précédent

Le SIGAR identifie 1 327 cas de gaspillage, fraude et abus, représentant entre 26 et 29,2 milliards de dollars – soit près d’un cinquième de tout l’effort de reconstruction.

  • Le gaspillage représente 93 % du montant total.
  • Les fraudes recensées concernent notamment des détournements de matériel, faux contrats, surfacturations, entreprises fantômes.

Ces irrégularités s’expliquent par :

  • la pression à dépenser vite,
  • la prolifération de sous-traitants,
  • le manque de contrôle dans des zones de guerre,
  • la corruption systémique afghane.

2.2. Faiblesses systémiques du contrôle interne

Les audits SIGAR répertorient 1 911 faiblesses du contrôle interne :

  • mauvaise planification,
  • suivi insuffisant,
  • données incohérentes,
  • projets non viables,
  • capacités locales ignorées ou surestimées.

Cette absence de cohérence a entraîné des dérives parfois absurdes, telles que plus de 500 millions de dollars de salaires indûment versés par le DoD en raison de systèmes de comptage déficients.

2.3. Impacts des enquêtes criminelles

Les équipes d’enquête ont obtenu :

  • 171 condamnations pénales,
  • 1,7 milliard de dollars récupérés (amendes, confiscations, restitutions),
  • plus de 1 000 individus ou entités signalés pour suspension ou exclusion.
    Des vies ont été sauvées : la découverte de grilles de ponceau défectueuses, par exemple, a permis d’éviter la reproduction d’un incident mortel ayant coûté la vie à deux soldats américains.

3. Pourquoi la reconstruction a échoué : facteurs politiques, sociaux et stratégiques

Le SIGAR dresse un constat clair : l’échec était largement prévisible.

3.1. Objectifs irréalistes et absence de stratégie cohérente

Dès le départ, les États-Unis ont tenté de transformer un pays profondément sous-développé, affaibli par 40 ans de conflit, en un État moderne doté d’institutions démocratiques, sans tenir compte :

  • de la fragmentation ethnique et tribale,
  • de l’économie informelle et du poids de la corruption,
  • de la pauvreté structurelle,
  • de l’absence d’un État central fort dans l’histoire afghane.

Le gouvernement américain a souvent élaboré des stratégies contradictoires, parfois incompatibles entre elles, qui changeaient à chaque rotation de dirigeants militaires ou diplomatiques.

3.2. Dépendance artificielle et institutions non pérennes

Les programmes financés par Washington ont créé des infrastructures et des institutions que l’Afghanistan :

  • ne pouvait pas financer,
  • ne pouvait pas entretenir,
  • ne pouvait pas administrer sans l’appui américain.

Cela concerne l’armée, les hôpitaux, les écoles, les centres de formation, les réseaux électriques, et même la gouvernance locale.

Les États-Unis ont souvent privilégié le volume et la rapidité des dépenses plutôt que leur pertinence à long terme.

3.3. Corruption et alliances toxiques

Pour stabiliser rapidement le pays, les forces américaines ont choisi de s’allier à :

  • des chefs de guerre,
  • des responsables corrompus,
  • des acteurs impliqués dans des violations des droits humains.

Ces alliances ont :

  • discrédité l’État central,
  • renforcé l’insurrection,
  • alimenté un cycle de méfiance envers les institutions étatiques.

3.4. L’effet délétère d’une guerre toujours en cours

Construire un État sous le feu de l’insurrection était intrinsèquement contradictoire.
La guerre a absorbé une grande partie des ressources, compromis la sécurité des projets civils et empêché tout développement durable.

Le rapport souligne : aucun effort de reconstruction ne peut réussir tant que la violence reste endémique.

3.5. Le choc final : l’effondrement de 2021

En août 2021, les forces afghanes formées, financées et équipées par Washington se sont effondrées en quelques semaines. Le SIGAR conclut que :

  • la dépendance à l’appui logistique américain était totale,
  • les effectifs étaient gonflés artificiellement (« soldats fantômes »),
  • les chaînes de commandement manquaient de cohésion,
  • les talibans bénéficiaient d’un sanctuaire au Pakistan.

L’effondrement n’a pas créé la crise : il l’a révélée.

4. Leçons générales pour les futures interventions internationales

Le SIGAR insiste sur un point fondamental : l’échec américain n’est pas une anomalie mais le résultat inévitable d’une stratégie mal conçue.

4.1. Dépenser plus ne signifie pas reconstruire mieux

L’Afghanistan illustre le danger d’un modèle où :

  • l’argent afflue plus vite que les capacités d’absorption,
  • l’on privilégie l’action visible et rapide au détriment des résultats durables.

4.2. La compréhension du contexte local est indispensable

Le rapport critique la tendance américaine à appliquer des modèles occidentaux standardisés à un pays dont les structures sociales, politiques et économiques n’avaient rien de comparable.

4.3. Il faut anticiper la possibilité d’un échec

Toute intervention de cette ampleur doit intégrer la possibilité que les objectifs initiaux soient inatteignables.
Le rapport met explicitement en garde contre l’illusion que de simples ajustements techniques puissent corriger les défauts structurels d’une stratégie globale.


5. Après 2021 : une aide diminuée mais toujours nécessaire

Depuis la prise de pouvoir des talibans :

  • Les États-Unis ont fourni plus de 3,8 milliards de dollars d’aide humanitaire et au développement par l’intermédiaire d’organisations internationales.
  • Le SIGAR a continué de surveiller les risques de détournement des fonds au profit des talibans, en alertant notamment sur les modalités de transfert de devises par les Nations unies.
  • Le rapport souligne que les fonds versés continuent d’être vulnérables à la capture par les talibans.

Conclusion : l’Afghanistan comme avertissement stratégique

Au terme de dix-sept ans de supervision, le SIGAR dresse un constat sévère :

  • l’effort américain en Afghanistan a été miné par des ambitions irréalistes,
  • des stratégies incohérentes,
  • un manque de compréhension du terrain,
  • un système de dépenses massives mais peu contrôlées,
  • une dépendance totale de l’État afghan vis-à-vis des financements extérieurs.

La principale leçon du rapport est claire :
avant de s’engager dans une reconstruction nationale d’un pays en guerre, il faut déterminer si le succès est réellement possible, et si les sacrifices humains et financiers justificatifs peuvent être assumés.

L’histoire afghane démontre que même des investissements colossaux ne peuvent compenser une stratégie mal conçue et déconnectée des réalités locales. Les décideurs futurs doivent maintenant tirer pleinement les leçons de cet échec pour éviter de reproduire les mêmes erreurs dans d’autres contextes de crise.

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