L’éducation confisquée : comment sauver une génération de filles en Afghanistan ? “A Holistic Framework for Educating Girls in Taliban-Controlled Afghanistan” par Mirwais Balkhi
Responsable des politiques éducatives nationales avant la chute de la République.
Engagement dans les réformes curriculaires, la gouvernance éducative et l’égalité d’accès.
Conseiller adjoint et spécialiste des affaires régionales indo-afghanes.
- Éducation en contextes de conflit
- Géopolitique de l’Asie de l’Ouest et de l’Asie du Sud
- Politiques de sécurité et radicalisation
- Gouvernance afghane, dynamiques tribales et construction étatique
- Développement humain, politiques publiques, impact humanitaire
Pendant que l’attention du monde se détourne, les talibans mènent en silence la plus vaste destruction éducative de l’histoire contemporaine : un pays entier où les filles sont bannies de l’école et où les garçons sont absorbés dans un système idéologique qui remplace le savoir par l’obéissance. Face à cet apartheid de genre désormais structurel, un document stratégique récemment publié ose une idée radicale : l’école officielle est perdue pour longtemps. Si l’on veut sauver une génération, il faut bâtir un système éducatif parallèle — clandestin, hybride, imparfait, mais vivant. Dans un Afghanistan où chaque page d’un manuel devient un acte de résistance, ce texte propose un cadre opérationnel pour maintenir la flamme du savoir malgré l’emprise du régime. Un projet lucide, pragmatique, dérangeant — et vital.
Analyse du rapport « A Holistic Framework for Educating Girls in Taliban-Controlled Afghanistan »
Lorsque les talibans ont refermé les portes des lycées et des universités sur les adolescentes afghanes, le monde a cru assister à une simple fermeture administrative. Ce qui se joue en réalité est bien plus profond : une transformation structurelle du pays, une mutation idéologique qui redéfinit l’enfance, le savoir et le rôle des femmes dans la société. L’Afghanistan n’est plus seulement un pays où les filles n’ont plus le droit d’étudier : c’est devenu un laboratoire d’ingénierie sociale où l’éducation est utilisée comme outil de contrôle politique et moral.
Dans ce contexte d’effondrement éducatif sans précédent, un rapport récemment publié propose une lecture radicalement pragmatique de la situation : l’école telle qu’elle existait est perdue — du moins pour longtemps — et la seule manière de sauver une génération consiste à bâtir un système éducatif parallèle, clandestin, non officiel, mais capable de maintenir vivante la flamme du savoir. Une proposition audacieuse, dérangeante, mais lucide.
Un pays en train d’oublier comment apprendre
Le diagnostic du rapport est sans appel : l’Afghanistan est aujourd’hui le seul pays au monde où l’accès des filles à l’enseignement secondaire et supérieur est interdit. Des millions d’adolescentes se réveillent chaque matin dans un pays qui les déclare illégales à douze ans.
L’exclusion est massive, systémique, totale.
Mais au-delà de la fermeture des portes, c’est la nature même de l’enseignement qui est en train de muter. Le pays glisse vers ce que le rapport appelle une « madrasafication » : une transformation complète du système éducatif au profit d’un enseignement religieux, centré sur l’obéissance, la moralité talibane et la loyauté à l’Émirat islamique.
Pour les garçons, cela signifie un enseignement extrêmement appauvri, éloigné des sciences et des humanités, orienté vers la discipline et la soumission.
Pour les filles, cela signifie la disparition pure et simple de l’instruction, remplacée par une vie domestique strictement contrôlée et un horizon réduit à la famille et au mariage.
L’éducation n’est plus un droit : c’est un champ de bataille idéologique.
L’apartheid de genre n’est pas seulement une politique, c’est une architecture
Les talibans ne se contentent pas d’interdire l’école. Ils redessinent toute la société autour d’un principe simple : séparer les femmes du reste de la société, les invisibiliser, les rendre dépendantes.
Les conséquences sont désastreuses.
Sur le plan psychologique, l’exclusion scolaire détruit l’estime de soi, l’avenir, l’identité sociale.
Sur le plan social, elle alimente les mariages forcés, les violences domestiques, l’appauvrissement des familles.
Sur le plan sanitaire, elle prépare une catastrophe : dans un pays où les femmes ne sont soignées que par des femmes, priver les jeunes Afghanes d’éducation revient à condamner des milliers de futures patientes à l’abandon.
Sur le plan économique, elle bloque tout développement à long terme, enchaînant le pays à la pauvreté et à la dépendance humanitaire.
Ce n’est pas seulement une politique d’exclusion : c’est une stratégie de contrôle total.
Pourquoi les talibans misent-ils autant sur les madrassas ?
Le rapport ne se limite pas à la dénonciation : il cherche à comprendre pourquoi les talibans s’obstinent à maintenir l’interdiction, alors même qu’elle leur coûte en légitimité internationale.
Trois raisons principales se dégagent :
- La survie idéologique du régime
Les talibans se voient comme les gardiens d’un ordre moral qu’ils estiment menacé par l’éducation moderne.
Chaque fille éduquée est un risque.
Chaque garçon formé aux sciences est une menace potentielle. - La fabrication d’une base sociale loyale
Les madrassas fournissent un pipeline continu d’élèves endoctrinés, disciplinés, peu critiques, futurs combattants ou administrateurs. - La légitimation interne
En imposant dès l’enfance un univers mental contrôlé, les talibans préparent une génération pour qui leur modèle apparaîtra comme la norme, et non comme une rupture.
La fermeture de l’école n’est donc pas un « excès », une maladresse ou un calcul à court terme : c’est le cœur du projet politique taliban.
Constat choc : l’école officielle est perdue. Il faut construire une école parallèle.
C’est ici que le rapport prend une tournure radicalement pragmatique.
L’auteur affirme que miser sur une réouverture prochaine est une illusion. Et que même si les talibans rouvraient les établissements, ils n’en laisseraient que la coquille vide : une école vidée de sciences, de citoyenneté, de pensée critique.
La solution proposée est donc claire :
il faut créer un système éducatif parallèle, clandestin, flexible, destiné à contourner l’État plutôt qu’à négocier avec lui.
Le rapport défend quatre grands types d’apprentissage :
- Auto-apprentissage structuré (guides, manuels, programmes autodidactes)
- Apprentissage en ligne, là où l’électricité permet quelques connexions
- Apprentissage à distance low-tech (radio, téléphone, programmes audio)
- Petits groupes communautaires, animés par des femmes lettrées dans les villages
L’objectif n’est plus de reproduire l’école : il s’agit de transmettre un socle d’apprentissage qui empêche une génération d’être perdue.
Coordonner l’ombre : un consortium pour l’éducation clandestine
Le rapport propose un projet inédit : créer un Consortium international de l’éducation pour l’Afghanistan, une structure destinée à organiser, cartographier, renforcer et protéger toutes les formes d’éducation alternative.
Son rôle serait de :
- cartographier les besoins et les ressources ;
- harmoniser les curricula clandestins ;
- former des éducatrices locales ;
- protéger les filles et les familles ;
- enregistrer les progrès scolaires de manière sécurisée ;
- garantir, un jour, la reconnaissance des acquis à l’étranger.
Il s’agirait d’un réseau transnational, fonctionnant sans validation du régime taliban mais en soutien constant aux familles et aux éducatrices qui résistent.
Une stratégie de survie, mais aussi un message : les Afghanes n’abandonneront pas
Ce rapport se distingue par sa lucidité.
Il ne cède ni à l’optimisme naïf, ni à la résignation totale.
Il propose un chemin étroit, imparfait, mais possible.
En filigrane, il dessine une vérité essentielle :
l’éducation clandestine en Afghanistan n’est pas seulement une mesure de survie. C’est un acte politique.
Chaque cahier caché sous un voile est un refus.
Chaque leçon donnée dans une cuisine est une résistance.
Chaque page lue à la lumière d’une lampe solaire est une déclaration : les Afghanes refusent d’être effacées.
Conclusion : sauver une génération en silence, mais avec détermination
L’Afghanistan vit une guerre contre le savoir.
Les talibans ont compris que l’éducation est le premier terrain de résistance, et c’est pourquoi ils la détruisent.
Ce rapport propose de faire exactement l’inverse : reconstruire l’éducation comme outil de liberté, même dans l’ombre, même dans la clandestinité, même fragmentée.
Ce n’est pas un projet parfait, ni un substitut à l’école publique.
C’est un pont fragile, mais vital, entre aujourd’hui et un futur où les filles afghanes pourront de nouveau apprendre à visage découvert.











Comments are closed