
Jugement du Tribunal du Peuple pour les femmes d’Afghanistan
rendu le 11 décembre 2025 à La Haye
CONCLUSION
L’importance de la responsabilité des États et des obligations qui leur incombent, tant au niveau national qu’international, offre des outils supplémentaires dans la quête de justice et de redevabilité face aux violations généralisées et institutionnalisées des droits humains en général, et en particulier face aux violations subies par les femmes en Afghanistan. L’applicabilité des principes d’erga omnes, d’erga omnes partes et de jus cogens régit la définition des obligations des États. Erga omnes signifie « envers tous » et renvoie aux obligations qu’un État doit à la communauté internationale dans son ensemble. Erga omnes partes désigne les obligations qu’un État partie à un traité doit à tous les autres États parties à ce traité. Le jus cogens se rapporte aux normes juridiquement applicables à tous les États et inclut l’interdiction de la torture, du génocide, des actes d’agression, de l’esclavage et de la discrimination raciale, entre autres. Aucune dérogation n’est autorisée, car les normes de jus cogens sont considérées comme des obligations intrinsèquement dues à la communauté internationale dans son ensemble.
L’engagement stratégique en matière de droits humains — qu’il s’agisse de plaidoyer, de recherche ou de contentieux — exige un dépassement : cesser de se satisfaire de changements symboliques et exiger des changements véritablement transformateurs générant des effets émancipateurs. Cela nécessite d’utiliser les principes ci-dessus afin de définir la responsabilité des États au sein de la communauté internationale dans son ensemble, y compris les États parties aux traités internationaux relatifs aux droits humains, en raison des violations perpétrées par les autorités de facto en Afghanistan.
Préoccupations concernant la normalisation
Malgré la répression généralisée depuis août 2021, la communauté internationale modifie de plus en plus ses politiques d’une manière qui risque de légitimer l’autorité des Talibans. L’engagement diplomatique, la réouverture de canaux de coopération technique et l’adoucissement des positions concernant la reconnaissance suggèrent que l’oppression institutionnalisée des femmes et des filles n’est plus considérée comme un obstacle à une légitimité internationale. Les intérêts géopolitiques ont permis à certains États d’ignorer la discrimination systémique exercée par les Talibans, traitant leur régime comme une réalité regrettable mais acceptable plutôt que comme un système fondé sur la persécution délibérée des femmes.
En 2018, les États-Unis ont entamé des discussions directes avec les Talibans, marginalisant alors le gouvernement afghan de l’époque, puis ont signé un accord avec eux qui a conduit à un retrait irresponsable et précipité des forces internationales. Cette stratégie a permis aux Talibans d’intensifier leurs attaques et a contribué à l’effondrement du gouvernement afghan. À l’époque, les femmes afghanes avaient averti que les acquis des deux décennies précédentes étaient menacés, rappelant les atrocités commises par les Talibans lors de leur premier régime et pendant leurs années d’insurrection. Leurs avertissements ont pourtant été largement ignorés. Au contraire, la communauté internationale a répété à maintes reprises que les Talibans avaient changé — une assurance qui s’est révélée désastreusement fausse. Aujourd’hui, les mises en garde des femmes afghanes sont encore plus cruciales, car elles subissent de nouveau, directement et quotidiennement, les violations les plus graves de leurs droits sous le régime taliban. Leur expérience montre que tout engagement inconditionnel ne fera que renforcer la répression des Talibans et accroître leur impunité.
Bien qu’aucun pays — à l’exception de la Russie — n’ait officiellement reconnu le gouvernement afghan de facto, une sorte de « nouvelle normalité » a émergé, marquée par une augmentation des présences diplomatiques à Kaboul et la nomination de représentants talibans à des postes diplomatiques clés à l’étranger. Le monde est de nouveau divisé sur la question afghane, et de nombreux États entretiennent désormais, ouvertement ou discrètement, des relations avec les Talibans. La Chine a accepté un envoyé nommé par les Talibans et progressé dans des négociations minières et de coopération dans le cadre de la Belt and Road Initiative. L’Allemagne a accepté deux diplomates nommés par les Talibans en juillet 2025 et poursuit des accords de renvoi de migrants traitant les Talibans comme des partenaires légitimes de gouvernance.
L’Ouzbékistan a maintenu une communication diplomatique régulière et approfondi sa collaboration avec les Talibans sur des projets ferroviaires et hydrauliques. L’Inde a accueilli une visite historique du ministre des Affaires étrangères taliban, annoncé la réouverture de son ambassade à Kaboul et souligné la nécessité d’élargir les discussions diplomatiques et économiques. Lors de cette visite, malgré l’accueil chaleureux de l’Inde, le ministre taliban a tenu une conférence de presse dont les femmes journalistes étaient exclues. Après des critiques publiques en Inde, la délégation a rapidement organisé une seconde session pour permettre la participation des femmes journalistes.
Ces évolutions sont préoccupantes et dangereuses pour de nombreuses raisons. Premièrement, leur impact politique immédiat est de renforcer les Talibans tout en affaiblissant l’effet de levier international. L’exclusion des femmes journalistes en Inde illustre ce risque : lorsque les États tolèrent la répression fondée sur le genre exercée par les Talibans, ils leur permettent d’imposer une ségrégation de genre non seulement en Afghanistan, mais même dans des pays démocratiques et souverains comme l’Inde.
Deuxièmement, l’impact normatif et en matière de droits humains est profond : il menace l’universalité des droits des femmes en signalant que leurs libertés peuvent une fois de plus être sacrifiées pour des considérations politiques.
Troisièmement, l’effet sur les normes et précédents mondiaux est extrêmement préoccupant : cela réduit le tabou historique concernant la normalisation de régimes fondés sur l’oppression institutionnalisée. Cela laisse entendre que des gouvernements responsables de violations massives des droits des femmes et des filles peuvent néanmoins bénéficier de relations diplomatiques et économiques internationales.
Quatrièmement, les conséquences pour les systèmes de justice et de redevabilité sont graves. La normalisation affaiblira les mécanismes comme la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour internationale de Justice (CIJ), que la communauté internationale a mis des décennies à construire et que les femmes afghanes ont longtemps cherché à activer. Ces structures ont été créées précisément pour empêcher le type d’impunité dont les Talibans bénéficient aujourd’hui.
Enfin, la normalisation aura des effets dévastateurs sur les femmes et les filles afghanes. Lorsque la communauté internationale choisit d’accepter les Talibans plutôt que de soutenir les femmes afghanes, beaucoup perdront foi dans les droits humains et dans la redevabilité internationale, passant de la résistance active à la simple survie. Cette transition érode l’espoir, affaiblit le plaidoyer et renforce la domination des Talibans sur la société, prolongeant ainsi leur régime oppressif.
RECOMMANDATIONS
Selon la tradition du Tribunal Permanent des Peuples — dont l’objectif premier est de formuler les éléments d’un jugement, de produire des outils doctrinaux et de construire des instruments de reconnaissance et de restauration concrète des droits fondamentaux des peuples — les recommandations constituent une plateforme essentielle pour l’action présente et future.
Le jugement dans son ensemble, et les recommandations en particulier, visent à contrer ce que Jean-Paul Sartre dénonçait comme le « crime de silence » face à la persécution systémique, systématique et institutionnalisée subie par les femmes et les filles en Afghanistan en raison des politiques et pratiques des autorités de facto.
Le Tribunal est un espace de visibilité et de prise de parole ; il impose à ceux qui écoutent d’agir, de porter ces recommandations vers ceux qui ont le pouvoir d’agir. Ainsi, les preuves présentées devant le Tribunal dans cette session peuvent devenir un instrument d’information, d’éducation et de conscience pour toutes les sociétés éprises de paix.
Forte de sa longue histoire de luttes et de recherche avec les peuples du monde, la PPT reconnaît le rôle crucial des femmes afghanes, dont la vie, l’histoire de résistance, et l’expérience représentent, pour toutes les femmes dans des conditions similaires, l’épreuve la plus fondamentale de la crédibilité du droit international.
Au carrefour des conflits géopolitiques profonds de la région, l’activation d’un processus de visibilité et de reconnaissance de leurs droits humains fondamentaux résonnerait largement et pourrait marquer le début d’un processus plus vaste — et urgent — de paix pour les femmes et les peuples de la région.
Général
La souffrance immense et la résilience des femmes afghanes, en particulier de celles qui subissent des formes multiples et imbriquées de discrimination — telles que les femmes en situation de handicap, les femmes appartenant à des minorités ethniques et religieuses, et les femmes vivant dans les zones rurales — doivent être reconnues.
La communauté internationale doit admettre que tous les mécanismes de redevabilité sont conçus pour les Afghans, et qu’en conséquence, leur participation significative est indispensable, non optionnelle.
Les mécanismes visant à traiter la subjugation et l’exclusion des femmes afghanes ne peuvent, eux-mêmes, exclure celles qui sont les plus touchées.
Les processus de redevabilité, en particulier, doivent garantir que les femmes afghanes ne soient pas considérées simplement comme des sujets de litiges ou de politiques, mais comme des actrices essentielles et des contributrices dont les perspectives et le leadership façonnent les solutions qui détermineront leur vie et leur avenir.
Aux Talibans
Les Talibans doivent immédiatement abroger tous les décrets restreignant l’éducation, l’emploi, la mobilité, la participation publique, l’habillement, l’accès aux services essentiels, ainsi que tout autre décret imposant des restrictions aux femmes.
Les écoles secondaires, universités et centres de formation professionnelle doivent être rouverts aux filles et aux femmes sans condition, garantissant un accès égal et ininterrompu à l’apprentissage.
Les programmes éducatifs et les domaines d’études doivent être exempts de discrimination fondée sur le genre ; les filles et les femmes doivent pouvoir étudier l’ensemble des disciplines académiques et professionnelles, et ne pas être orientées vers des filières restreintes ou stéréotypées.
Les femmes doivent être libres de travailler dans tous les secteurs — administration publique, santé, éducation, société civile, médias, opérations humanitaires et tout autre domaine — sans exiger la présence ou l’autorisation d’un tuteur masculin.
Les politiques d’emploi doivent garantir l’égalité des chances, la sécurité et la non-discrimination.
Toutes les politiques et services doivent assurer une accessibilité totale, des aménagements raisonnables et une participation égale pour les femmes et les filles en situation de handicap, dont les droits nécessitent une protection accrue dans le contexte actuel.
Pour protéger ces droits, les tribunaux indépendants, organes de contrôle et mécanismes de plainte doivent être rétablis et dotés des moyens nécessaires pour enquêter sur les discriminations fondées sur le genre et y remédier.
Les Talibans doivent affirmer publiquement l’égalité juridique, la dignité et l’autonomie des femmes, conformément aux obligations constitutionnelles de l’Afghanistan et aux engagements internationaux en matière de droits humains.
Ils doivent garantir aux femmes un accès plein et égal à la justice, y compris le droit de signaler les violences, de demander protection et d’obtenir réparation auprès de tribunaux indépendants et de mécanismes de plainte dotés de professionnels formés — hommes comme femmes.
Les femmes et les filles doivent être protégées contre toute représaille lorsqu’elles cherchent justice, et les violences basées sur le genre doivent être enquêtées et poursuivies conformément aux normes internationales des droits humains.
Les femmes et les filles doivent se voir garantir le droit de se rassembler pacifiquement, de protester et de s’exprimer publiquement, sans intimidation, arrestation ou violence.
Les Talibans doivent immédiatement mettre fin à la criminalisation de la dissidence pacifique et libérer toutes les femmes détenues pour avoir exercé ces droits.
À l’Organisation de la coopération islamique, aux pays islamiques, et aux institutions et savants islamiques
Les pays, institutions et savants du monde islamique ont une obligation morale et religieuse envers les femmes afghanes et doivent adopter collectivement une position ferme et de principe contre les Talibans.
Ils doivent émettre des fatwas et avis juridiques autoritatifs rejetant publiquement les restrictions imposées aux femmes, en affirmant qu’elles n’ont aucun fondement dans la Sharīʿa et qu’elles violent les principes islamiques établis de justice, de dignité et d’égalité.
Ils doivent exiger l’abrogation immédiate et totale des lois et politiques talibanes restreignant les droits humains des femmes, y compris — mais sans s’y limiter — l’éducation, le travail, la libre circulation et la participation publique.
Aux Nations unies
L’ONU devrait reconnaître officiellement que les politiques de genre imposées par les Talibans constituent une persécution fondée sur le genre, et garantir que le mécanisme indépendant d’enquête récemment établi pour l’Afghanistan soit rapidement opérationnel, en consultation avec les victimes et la société civile afghane.
Il doit être suffisamment doté en ressources, conserver un mandat large, demeurer indépendant et être dirigé par une équipe diversifiée, incluant une expertise en matière de genre et des professionnels afghans qualifiés, afin d’assurer des résultats efficaces.
L’ONU doit déclarer sa solidarité avec les voix et les luttes des femmes afghanes en qualifiant la situation d’apartheid de genre.
Les Nations unies et leurs États membres doivent soutenir la codification de l’apartheid de genre en tant que crime contre l’humanité en droit international, renforçant ainsi le cadre mondial de redevabilité pour les droits des femmes et criminalisant l’oppression systématique des femmes, en Afghanistan comme ailleurs.
À la Cour pénale internationale et aux autres organes de redevabilité
La Cour pénale internationale doit accélérer les enquêtes sur les crimes contre l’humanité fondés sur le genre en Afghanistan et veiller à ce que les charges reflètent pleinement l’exclusion systémique des femmes de la vie publique.
Il est impératif que les États parties au Statut de Rome coopèrent pleinement avec la CPI dans l’exécution des mandats d’arrêt et la facilitation des enquêtes liées à la situation afghane, une collaboration essentielle pour garantir la justice internationale et prévenir l’impunité en matière de crimes liés au genre.
L’Allemagne, le Canada, les Pays-Bas et l’Australie — qui pourraient engager une procédure contentieuse contre l’Afghanistan devant la Cour internationale de Justice au titre de la CEDAW — doivent reconnaître la gravité de la situation et agir rapidement pour faire avancer la procédure conformément à l’article 29.
Ils doivent également assurer une transparence totale envers les femmes afghanes en fournissant des informations accessibles sur l’état du dossier, les réponses éventuelles des Talibans et la possibilité de recourir à l’arbitrage.
À la communauté internationale / États membres de l’ONU
Les États doivent éviter toute action pouvant légitimer ou normaliser le système de persécution fondé sur le genre instauré par les Talibans.
La protection des droits des femmes doit être une condition non négociable pour tout engagement diplomatique, économique ou de développement.
Tant qu’aucun progrès vérifiable n’a été réalisé — assorti de garanties crédibles de durabilité — les gouvernements doivent suspendre leurs relations diplomatiques et révoquer l’accréditation des diplomates nommés par les Talibans.
Les États ont une responsabilité urgente de protéger les personnes les plus menacées.
La communauté internationale doit continuer à fournir une aide humanitaire et un soutien au développement directement au peuple afghan, sans passer par l’administration talibane.
Des corridors humanitaires, des voies d’asile élargies et des programmes de relocalisation accélérés doivent être mis en place pour les femmes afghanes en danger immédiat — en particulier les militantes, journalistes, enseignantes, juges et autres professionnelles exposées en raison de leur travail.
Les réponses doivent placer au centre les voix, droits et besoins des femmes et des filles, en intégrant les dimensions de sécurité, de justice, de politique, d’économie et d’humanitaire.
Il est essentiel de comprendre et d’évaluer pleinement les multiples catégories de personnes ciblées par les Talibans et les formes complexes de préjudices qu’elles ont subis.
Pour renforcer le système de redevabilité, les gouvernements doivent soutenir les poursuites fondées sur la compétence universelle et adopter des sanctions ciblées contre les dirigeants talibans et les responsables ayant conçu, ordonné ou appliqué les décrets discriminatoires.
À la société civile, aux organisations de défense des droits humains et aux médias
La société civile, les organisations de défense des droits humains et les réseaux mondiaux de plaidoyer doivent placer au cœur de leurs travaux l’expertise, les témoignages et le leadership des femmes afghanes, tant dans la recherche que dans les politiques publiques et le débat international.
Les personnes les plus touchées par la persécution fondée sur le genre doivent être celles qui définissent les récits, les priorités et les stratégies poursuivies à l’échelle internationale.
En parallèle, les organisations internationales doivent soutenir la société civile afghane et les institutions locales en leur permettant de collecter et préserver les preuves en toute sécurité, de maintenir des réseaux de documentation robustes et de faire avancer les efforts de redevabilité juridique.
Les médias internationaux doivent assurer une couverture cohérente et précise de la situation des femmes afghanes, afin que leurs réalités vécues continuent d’être entendues par le grand public et les décideurs.
Ils doivent veiller à ce que la manière de couvrir — ou de ne pas couvrir — ces événements ne contribue jamais à normaliser ou minimiser l’oppression systémique fondée sur le genre.
Les journalistes et médias doivent donner la priorité aux voix, à l’expertise et aux expériences vécues des femmes afghanes, et éviter d’offrir une plateforme à la propagande talibane sans analyse critique.
Vous pouvez trouver l’intégralité du jugement à cette adresse et en anglais
https://afghanistantribunal.com/documents/judgement-peoples-tribunal-for-women-of-afghanistan/
Par souci de ne pas dénaturer le contenu du document , il ne sera pas proposé de traduction en français.
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