Comment l’OSINT peut sauver les médias et préserver la responsabilité en Afghanistan

Par Qais Alamdar, enquêteur et formateur OSINT, fondateur d’Intel Focus

17 mars 2025 — Je ne prends pas à la légère l’évolution spectaculaire du paysage médiatique et des défenseurs des droits humains en Afghanistan depuis le retour au pouvoir des talibans en août 2021. L’espace numérique, en particulier, a connu une augmentation spectaculaire des campagnes de désinformation et de propagande, tant de la part des talibans que de leur opposition. Mais ce sont les talibans qui semblent remporter la guerre de l’information.

Les extrémistes ont depuis longtemps adopté des stratégies sophistiquées sur les réseaux sociaux. Tout au long de leurs vingt années de guerre contre la république soutenue par l’Occident, les talibans ont régulièrement diffusé des récits soigneusement sélectionnés pour influencer l’opinion publique, tant au niveau national qu’international. Depuis qu’ils ont repris le contrôle de l’Afghanistan, ils ont fait preuve d’une remarquable habileté à contrôler et à manipuler l’information.

Historiquement, les efforts de communication des talibans se limitaient aux médias traditionnels, selon un rapport de Weeda Mehran , du Centre d’études internationales avancées. Au fil des ans, ils ont évolué pour intégrer des stratégies sophistiquées sur les réseaux sociaux. Cette évolution leur a permis de réagir rapidement aux événements, de diffuser de la propagande et d’interagir avec des publics en Afghanistan et à l’étranger. Leurs contenus présentent une image favorable de leur régime, visant à légitimer leur gouvernance et à minimiser les signalements de violations des droits humains.

Le journalisme traditionnel en Afghanistan se trouve aujourd’hui enclavé et dépassé par rapport à celui pratiqué dans les sociétés démocratiques, sur lequel le secteur s’est inspiré lorsque les États-Unis ont investi un milliard de dollars dans le développement des médias. La pollution de l’espace d’information en ligne, avec ses informations, ses affirmations et ses contenus non vérifiés, conjuguée aux restrictions strictes imposées par les talibans, rend le travail journalistique impossible.

Le paysage médiatique afghan était autrefois un point d’éclaircie dans une région sombre où la censure des médias était omniprésente. Aujourd’hui, sous le régime des talibans, il est pire que tous ses voisins, y compris la Chine, l’Iran et le Turkménistan. Le Classement annuel de la liberté de la presse de Reporters sans frontières classait l’Afghanistan à la triste 152e place sur 180 pays en 2023. En 2024, il avait encore chuté, atteignant la 178e place, en raison des restrictions imposées par les talibans.

De nombreux journalistes afghans, qui dénonçaient autrefois les violations des droits humains et demandaient des comptes aux autorités, sont contraints à l’autocensure, voire à l’exil. Cette dégradation a créé un vide, rendant quasiment impossible la vérification des informations faisant état de violations des droits humains, d’incidents sécuritaires et de l’impact des politiques des talibans sur les civils.

Le manque d’informations vérifiées est devenu particulièrement problématique lorsqu’il s’agit de documenter les violations des droits humains. Qu’il s’agisse de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires ou de répression contre les militants des droits des femmes, la corroboration par des moyens conventionnels est devenue de plus en plus difficile. Human Rights Watch et Amnesty International ont souligné à maintes reprises les obstacles qu’elles rencontrent pour recueillir des témoignages fiables en Afghanistan, en raison du climat de peur et de répression qui règne.

C’est là qu’intervient l’OSINT. Avant d’aborder ses utilisations, définissons-le. L’OSINT, ou renseignement open source, consiste à collecter et analyser des données accessibles au public provenant de sources diverses, notamment les médias, les rapports officiels et la recherche scientifique. Aujourd’hui, l’OSINT s’appuie principalement sur des sources en ligne, notamment les réseaux sociaux, les forums et les plateformes de messagerie. Ces dernières décennies, ces outils sont devenus essentiels pour les journalistes, les chercheurs, les militants, les analystes et les agences de renseignement.

Dans ce contexte, le rôle de l’OSINT pour contourner les obstacles dressés par les talibans en Afghanistan devient évident. Selon le dernier rapport de la bibliothèque de recherche en ligne DataReportal, en 2025, 13,2 millions d’Afghans étaient connectés à Internet. Parmi eux, plus de quatre millions utilisaient les réseaux sociaux.

Les chiffres augmentent régulièrement, malgré la censure des talibans, et l’Afghanistan reste connecté numériquement, bien que sous surveillance. Les plateformes sociales telles que Facebook, X (anciennement Twitter), Telegram et TikTok sont devenues des canaux essentiels où des témoignages authentiques et non censurés peuvent émerger. C’est là que l’OSINT – exploitant les traces numériques, les images, les vidéos, la géolocalisation et l’analyse satellite accessibles au public – permet de vérifier les événements de manière indépendante.

Cependant, l’Afghanistan manque cruellement de praticiens qualifiés en OSINT et d’experts en vérification numérique parmi les journalistes locaux et les défenseurs des droits humains. Les organisations internationales, dont la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan et le Rapporteur spécial, ont adopté l’OSINT. Cependant, les médias et les organisations de la société civile afghans, sur le terrain comme en exil, sont souvent confrontés à d’importantes lacunes en matière de connaissances et à des limitations dans l’exploitation efficace de ces outils numériques.

Sans une expertise suffisante pour contrer les mensonges et la propagande, la désinformation peut se propager comme une traînée de poudre. Les violations des droits humains risquent d’être qualifiées de spéculations ou de simples « affirmations » invérifiables, mettant ainsi en doute la véracité des informations.

L’intégration de l’OSINT dans le journalisme local et la documentation sur les droits de l’homme peut contribuer à combler cette lacune.

Les compétences en vérification numérique, telles que la recherche d’images inversée, les techniques de géolocalisation, l’analyse des métadonnées et l’interprétation des images satellite, ne sont plus un simple luxe technique, mais une nécessité. Les méthodes OSINT permettent aux journalistes et militants afghans sur le terrain et en exil, même ceux travaillant anonymement ou à distance, d’identifier l’authenticité des images, des vidéos et des reportages.

L’OSINT ne se limite pas à la vérification ; il sert également les mécanismes de responsabilisation à plus grande échelle. La documentation utilisant la méthodologie OSINT peut étayer les cadres juridiques internationaux, notamment les futures enquêtes ou poursuites pour violations des droits humains.

Les preuves détaillées recueillies par l’OSINT confirmant les exécutions de prisonniers , par exemple, ou les images satellite montrant des infrastructures civiles détruites peuvent constituer l’épine dorsale des efforts de responsabilisation, fournissant aux tribunaux, aux organismes de défense des droits de l’homme et aux observateurs mondiaux des preuves concrètes d’abus qui seraient autrement difficiles à vérifier.

Afin de démocratiser les compétences OSINT, les institutions internationales, les organismes donateurs et les ONG devraient donner la priorité à des programmes de formation intensifs et à des ateliers spécialement conçus pour les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme d’Afghanistan.

Des organisations telles que Bellingcat , le projet Afghan Witness du Centre pour la résilience de l’information et le Digital Verification Corps d’Amnesty International , ou des podcasts comme la série Intelligence Spotlight , fournissent tous d’excellents exemples d’initiatives de formation efficaces qui améliorent considérablement la capacité d’enquêtes et de vérification numériques.

Utilisé efficacement, le renseignement opérationnel (OSINT) garantit non seulement la vérité et la transparence, mais constitue également une voie puissante vers la responsabilité et la justice dans un pays comme l’Afghanistan, qui en a cruellement besoin.

––– Qais Alamdar , enquêteur et formateur OSINT, fondateur d’ Intel Focus



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