BAGRAM, mais pas seulement : le grand marchandage
BAGRAM, mais pas seulement : le grand marchandage
La nouvelle a fait l’effet d’un coup de tonnerre : les États-Unis ont ouvert des négociations directes avec les talibans pour reprendre pied à la base aérienne de Bagram, ce gigantesque complexe militaire abandonné en 2021 dans la précipitation du retrait américain. Donald Trump a lui-même confirmé vouloir « récupérer » Bagram, qu’il présente comme un atout stratégique face à la Chine. Mais derrière cette annonce spectaculaire se cache un marchandage d’une ampleur bien plus vaste, où se mêlent argent, prisonniers, reconnaissance internationale et luttes intestines au sein du régime taliban. La reprise de contact entre Washington et Kaboul n’est pas seulement militaire : elle dessine une nouvelle géographie des alliances et révèle, une fois de plus, à quel point l’Afghanistan est traité comme une monnaie d’échange plutôt qu’un pays souverain.
Les talibans mettent un prix à Bagram
Selon plusieurs sources proches des pourparlers, les talibans ont clairement affiché leurs conditions : pas question de céder l’usage de Bagram sans contrepartie financière massive. Ils exigent des versements mensuels de plusieurs dizaines de millions de dollars. Officiellement, ces fonds seraient destinés à stabiliser leur contrôle, à « convaincre » les factions hostiles à tout retour militaire étranger, et à lutter contre la famine qui ravage le pays. En réalité, chacun comprend que cette demande correspond surtout à la recherche effrénée de liquidités par un régime asphyxié par les sanctions et l’isolement international. Les talibans veulent convertir leur victoire militaire en rente financière.
Ce marchandage illustre leur méthode : transformer un symbole en levier de négociation. Bagram, pour eux, n’est pas seulement une base : c’est le trophée de leur victoire de 2021. La céder, même partiellement, reviendrait à mettre aux enchères un pan de leur légitimité idéologique. Qu’ils en fassent un objet de transaction financière est révélateur : le « djihad » s’efface devant la logique du guichet. Mais l’argent demandé ne servirait pas seulement à l’administration : une partie irait aux réseaux de commandants locaux, aux familles influentes et aux madrassas radicales qui cimentent leur pouvoir.
Un agenda américain pluriel et contradictoire
Du côté américain, les objectifs sont multiples et parfois contradictoires. Officiellement, l’enjeu est antiterroriste : utiliser Bagram comme « point de lancement » pour surveiller et frapper l’État islamique au Khorassan (EI-K), qui reste la menace la plus active en Afghanistan. Mais en coulisses, d’autres dossiers sont sur la table : un échange de prisonniers, la libération éventuelle de fonds afghans gelés, et la mise en place de nouveaux accords économiques permettant d’éviter que la Chine ou la Russie ne monopolisent les ressources afghanes.
La Chambre des représentants, par ailleurs, a récemment adopté un amendement obligeant le Pentagone à partager ses renseignements avec les anciens militaires afghans et les fronts de résistance anti-talibans. On voit ici toute l’ambiguïté de la position américaine : d’un côté, tendre la main aux talibans pour sécuriser une base ; de l’autre, alimenter leurs opposants afin de les affaiblir de l’intérieur. C’est une stratégie de double jeu, qui rappelle les pratiques de la guerre froide : négocier et contenir, financer et menacer, coopérer et saboter. Mais cette approche peut vite se transformer en impasse, car elle repose sur l’idée fragile que les talibans accepteraient durablement un tel équilibre.
Divisions au sein du régime taliban
Ces discussions mettent à nu les fractures internes du mouvement taliban. Les divergences entre la direction religieuse, dominée par Hibatullah Akhundzada et ses partisans de Kandahar, et les cadres politico-militaires comme Mullah Baradar, sont de plus en plus visibles. D’après plusieurs fuites, Baradar aurait proposé un compromis pour ménager les susceptibilités idéologiques : installer provisoirement les Américains dans la province de Helmand, à Garmsir, avant un retour progressif à Bagram. Son idée était de diluer le choc symbolique et de calmer les courants les plus radicaux. Mais cette suggestion a déclenché la colère du chef suprême, qui y a vu une trahison des principes fondateurs du mouvement.
Ces tensions internes sont révélatrices. D’un côté, une faction pragmatique, consciente de la nécessité de négocier pour assurer la survie économique du régime. De l’autre, une faction idéologique, obsédée par la pureté doctrinale et par le refus de toute concession visible. Entre ces deux pôles, une multitude de chefs de guerre locaux, préoccupés avant tout par leurs intérêts économiques. Le marchandage autour de Bagram agit comme un révélateur des contradictions internes : gouverner un pays ruiné tout en prétendant mener un djihad pur et intransigeant.
Pékin en arrière-plan
Il serait naïf de croire que ce dossier ne concerne que Washington et Kaboul. En réalité, la Chine suit de très près ces tractations. Pékin est le principal soutien économique du régime taliban, et sa priorité est claire : éviter le retour de toute présence militaire américaine en Afghanistan, qu’elle considère comme une menace directe à ses frontières. Bagram, située à quelques centaines de kilomètres du Xinjiang, représente pour la Chine un risque de surveillance accrue de son programme nucléaire et de ses projets stratégiques en Asie centrale.
Trump, lui, ne s’en cache pas : il voit dans Bagram un avant-poste pour contenir Pékin. Ses déclarations publiques sont explicites : la base se trouve « à une heure de là où la Chine développe ses armes nucléaires ». L’Afghanistan devient ainsi un théâtre secondaire de la rivalité sino-américaine. Mais cette logique de confrontation risque de réduire encore davantage les Afghans à l’état de pions sur un échiquier géopolitique qui les dépasse.
L’avertissement de l’histoire : les leçons oubliées
C’est ici qu’il faut rappeler l’essentiel : ce n’est pas la première fois que les États-Unis dialoguent avec les talibans. Contrairement à l’idée reçue, Washington avait déjà multiplié les contacts diplomatiques dans les années 1990, avant même les attentats du 11 septembre. Comme le documente un rapport du Cipher Brief, plus de trente rencontres officielles ont eu lieu entre 1996 et 2001, à Islamabad, Kaboul, Washington ou Berlin. À chaque fois, les talibans se sont présentés comme des partenaires possibles : Mullah Jalil, alors leur émissaire auprès de l’ISI, assurait que « les talibans ne soutiennent pas le terrorisme et ne donneront pas refuge à ben Laden ». Quelques mois plus tard, ben Laden installait ses camps en Afghanistan.
Le schéma fut constant : promesses vagues, concessions verbales, mais refus obstiné de livrer ben Laden ou de fermer les camps d’entraînement. Les talibans jouaient la montre, multipliaient les faux-semblants, et pendant ce temps Al-Qaïda préparait ses opérations. L’histoire est implacable : chaque assurance donnée fut contredite par les faits. Et les États-Unis, trop soucieux de maintenir un canal de communication, ont laissé passer plusieurs occasions de neutraliser ben Laden avant 2001.
Un scénario qui se répète
Aujourd’hui, la rhétorique est identique. Les talibans prétendent combattre l’EI-K, se posent en partenaires « pragmatiques » de la lutte antiterroriste, et affirment limiter les activités d’Al-Qaïda. Mais les faits démentent cette narration. En 2022, Ayman al-Zawahiri a été localisé en plein centre de Kaboul, dans une maison protégée par les talibans. Sa présence à deux pas du palais présidentiel montre que l’organisation bénéficie d’un sanctuaire inédit. Depuis sa mort, la coopération entre Al-Qaïda et les talibans n’a pas faibli, au contraire : elle s’est resserrée, avec la mise en place de cellules provinciales, la supervision directe de réseaux miniers et l’implantation de milliers de madrasas djihadistes sous contrôle idéologique.
L’Afghanistan d’aujourd’hui est moins une « retraite » pour terroristes qu’un hub en pleine expansion. Al-Qaïda s’y finance grâce aux ressources minières du nord, envoie ses émissaires dans le Panjshir pour attirer des investisseurs venus du Moyen-Orient, et recrute à travers des écoles religieuses échappant à tout contrôle. L’intégration est telle que nombre de gouverneurs talibans sont eux-mêmes issus des réseaux d’Al-Qaïda. La frontière entre les deux organisations a disparu : il s’agit désormais d’un partenariat organique.
Le prix de la realpolitik
Dans ce contexte, la tentation américaine de « racheter » une base aux talibans ressemble à une dangereuse répétition du passé. Croire que l’on peut obtenir une coopération sincère, ou même simplement une neutralité tacite, c’est ignorer vingt ans de preuves. Les talibans ne cesseront pas de protéger Al-Qaïda, car leur alliance est idéologique autant que stratégique. Chaque dollar versé, chaque concession accordée, ne fera que renforcer un système qui combine répression intérieure et expansion djihadiste.
Au fond, Bagram n’est pas seulement une question militaire : c’est le test ultime de la mémoire stratégique occidentale. Se souviendra-t-on que la complaisance des années 1990 a conduit au 11 septembre ? Ou bien répétera-t-on les mêmes erreurs, au nom d’un pragmatisme qui nourrit en réalité la menace ?
Les talibans veulent de l’argent, de la reconnaissance, de la légitimité. Les Américains veulent un avant-poste. Mais entre ces deux logiques se joue bien davantage : la sécurité régionale, l’avenir de la résistance afghane, et la capacité de la communauté internationale à tirer les leçons de l’histoire. Une fois encore, l’Afghanistan risque d’être sacrifié sur l’autel de la realpolitik.
SOURCES
Bagram & pourparlers US–Taliban (actus)
- Wall Street Journal (19 sept. 2025) – U.S. in Talks With Taliban on Returning Counterterrorism Forces to Afghan Base (paywall) :
https://www.wsj.com/politics/national-security/u-s-in-talks-with-taliban-on-returning-counterterrorism-forces-to-afghan-base-25d5dcd0 (The Wall Street Journal) - Reuters – reprise du scoop WSJ :
https://www.reuters.com/world/asia-pacific/us-talks-with-taliban-re-establishing-counterterrorism-forces-afghan-base-wsj-2025-09-19/ (Reuters) - Reuters – propos de Trump sur « reprendre » Bagram (conf. de presse à Londres) :
https://www.reuters.com/world/china/trump-says-he-is-speaking-with-afghanistan-regarding-bagram-air-base-2025-09-19/ (Reuters) - AP News – dépêche + citation de Zakir Jalaly :
https://apnews.com/article/trump-afghanistan-bagram-air-base-taliban-china-ed379b4505d074ded5361483832a18d0 (AP News) - KabulNow – reprise locale afghane :
https://kabulnow.com/2025/09/trump-says-u-s-seeking-to-reclaim-bagram-air-base/ (KabulNow) - Al Jazeera – réaction talibane rejetant un retour militaire US :
https://www.aljazeera.com/news/2025/9/19/afghanistan-rejects-us-return-to-bagram-airbase (Al Jazeera)
Avertissement historique (analyse)
- The Cipher Brief (19 sept. 2025) – Talks, Deception, and Terror: The Taliban Subsumed Under Al Qaeda’s Strategic Umbrella :
https://www.thecipherbrief.com/afghanistan-taliban-al-qaeda (The Cipher Brief)
Textes officiels
- Accord de Doha (29 fév. 2020) – texte intégral (PDF, State Dept.) :
https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/Agreement-For-Bringing-Peace-to-Afghanistan-02.29.20.pdf (État américain) - ONU – Rapport du Secrétaire général sur l’Afghanistan (A/80/366–S/2025/554, 5 sept. 2025) :
Page officielle UN Docs : https://docs.un.org/en/S/2025/554 (sélection de langue) (Docs de l’ONU)
Liste officielle 2025 (référence S/2025/554) : https://main.un.org/securitycouncil/en/content/reports-submitted-transmitted-secretary-general-security-council-2025 (Organisation des Nations Unies) - ONU – Monitoring Team (Al-Qaïda/Daech), 34e rapport (S/2024/556, 22 juil. 2024) :
(lien miroir PDF fiable) https://www.ecoi.net/en/file/local/2114299/n2419191.pdf — symbol officiel : S/2024/556 - ONU – Monitoring Team, 35e rapport (S/2025/71/Rev.1, 6 fév. 2025) :
Notice + PDF (miroir) : https://www.ecoi.net/en/document/2122781.html — symbol officiel : S/2025/71/Rev.1 (lien UNDocs indiqué dans la notice) (ECOI.net)
Déclarations officielles (réseaux sociaux)
- Zakir Jalaly (MAE taliban) – post sur X rejetant un retour de troupes US :
https://x.com/zakirjalaly/status/1968735449729695894 (X (formerly Twitter))










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