Al Qaeda ou la permanence du djihad : anatomie d’un fantôme stratégique

Al Qaeda ou la permanence du djihad : anatomie d’un fantôme stratégique

Malgré deux décennies de lutte antiterroriste, le réseau fondé par Ben Laden reste actif, influent, et fondamentalement indémontable. Une enquête récente de The Cipher Brief révèle pourquoi.

https://www.thecipherbrief.com/al-qaeda-refuses-to-die

Une image contenant texte, carte de visite, conception, art

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

Une guerre qui ne promet rien… si ce n’est l’éternité

Contrairement aux groupes révolutionnaires qui promettent une société nouvelle ou un avenir meilleur, Al Qaeda ne propose rien d’autre que l’au-delà. Ce que l’enquête d’Ethan Masucol souligne avec force, c’est le caractère profondément eschatologique de cette organisation : ses membres ne se battent pas pour gagner une guerre ou prendre le pouvoir, mais pour « réussir » leur vie éternelle.

Ce paradigme change tout. Il explique pourquoi les revers militaires n’ont pas d’effet stratégique sur le moral des combattants. Un haut commandant taliban interrogé dans l’article résume cette logique en citant la sourate al-A‘la (87:16-17) : « Vous préférez la vie d’ici-bas, alors que l’au-delà est meilleur et plus durable. » Le monde devient un simple champ d’épreuve, et la patience — vertu-clé du combattant — devient une stratégie en soi.

De l’État au réseau : quand l’effacement devient force

Après les revers subis dans les années 2010 et l’ascension temporaire de Daech, beaucoup ont cru Al Qaeda obsolète. Mais ce fut un mirage. Loin de s’accrocher à une centralisation rigide, l’organisation s’est transformée en un « réseau de réseaux ». C’est l’un des enseignements les plus puissants de ce rapport : la déstructuration du groupe n’a pas mené à sa disparition, mais à sa prolifération.

Inspirée par le théoricien Abu Musab al-Suri, cette structure organique permet à Al Qaeda de se diffuser mondialement sans perdre son ADN. Chaque branche — du Sahel à l’Asie centrale — agit selon son propre agenda tout en se réclamant d’une matrice commune. Cela démultiplie les foyers de résistance idéologique et rend la détection des menaces d’autant plus difficile pour les services de renseignement.

L’Afghanistan taliban : un sanctuaire masqué

Depuis 2021, l’Afghanistan est redevenu ce qu’il était avant 2001 : une zone-refuge. Les Talibans, tout en niant officiellement leurs liens avec Al Qaeda, offrent en réalité un écosystème parfaitement favorable à sa résurgence. L’enquête rapporte la présence de multiples équipes techniques et idéologiques d’Al Qaeda dans les provinces afghanes, formant les Talibans à la propagande, à l’usage des bots, et même à la manipulation de la perception internationale.

Plus inquiétant encore, la porosité des allégeances entre cadres talibans et combattants d’Al Qaeda devient une norme. Loin d’être des partenaires de circonstance, les deux groupes fonctionnent comme des entités symbiotiques. Al Qaeda fournit l’idéologie, les Talibans l’enveloppe politique. Le « démenti » du régime concernant la mort d’Asim Omar ou de Zawahiri est ici révélateur d’une stratégie : cultiver le doute pour désorienter les agences occidentales.

Une guerre de l’esprit : manipuler le réel

L’un des aspects les plus inquiétants mis en lumière est l’utilisation délibérée de la désinformation. En niant la mort de certains dirigeants, en diffusant de faux récits par messagers ou via la famille des djihadistes, Al Qaeda pousse les agences de renseignement à douter de leurs propres conclusions. Ce brouillage stratégique coûte du temps, de l’attention, et des ressources.

C’est là une autre forme de djihad : non plus seulement militaire ou idéologique, mais cognitif. On ne tue plus seulement des civils ou des soldats : on sape la capacité de voir, de comprendre, de décider. Dans un monde saturé d’images et de récits contradictoires, cette guerre silencieuse devient redoutable.

L’autorité par le sacrifice

L’article raconte un épisode fascinant : la tentative d’un cadre d’Al Qaeda, Abu Zar al-Burmi, de manipuler les services afghans pour obtenir la libération d’un dirigeant du TIP (Turkistan Islamic Party). Ce geste n’est pas seulement une preuve de loyauté. Il a une portée stratégique : Al Qaeda affirme ainsi son rôle de garant, d’intermédiaire et de patron. Elle ne se contente pas de survivre : elle gouverne dans l’ombre.

Cette posture est capitale dans les rapports entre groupes djihadistes. Là où l’idéologie du djihad global s’est fragmentée, Al Qaeda se pose comme l’ossature durable, l’institution-mère. Elle protège, négocie, finance. Et ce faisant, elle maintient sa centralité dans l’univers du terrorisme islamiste.

Talibans et Al Qaeda : une collusion durable, un déni complice

L’analyse pointe l’énorme hypocrisie du régime taliban. Tout en promettant à la communauté internationale qu’ils ont rompu avec le terrorisme transnational, ils abritent et coopèrent quotidiennement avec ses cadres les plus aguerris. Le processus de Doha, loin d’avoir isolé Al Qaeda, lui a offert des leviers : certains de ses membres ont même été libérés dans le cadre des accords.

En fermant les yeux sur cette duplicité, certains pays occidentaux — sous prétexte de « stabilité » — nourrissent en fait l’hydre qu’ils prétendent combattre. Ce choix stratégique est court-termiste et profondément dangereux. On ne pactise pas avec des pyromanes quand la maison brûle déjà.

Ce qui dure : l’idée, pas l’organisation

Al Qaeda n’a peut-être plus la capacité de frapper massivement l’Occident, mais elle demeure le ferment idéologique du djihad global. C’est elle qui fournit le récit, la structure mentale, l’argumentaire, et même le lexique du combat. C’est elle qui rend possible la résilience des groupes locaux, leur coordination, leur cohérence.

Le vrai danger n’est pas dans une nouvelle attaque spectaculaire. Il est dans la capacité d’Al Qaeda à façonner les perceptions, à structurer la haine, à transmettre une vision du monde en noir et blanc. Ce combat-là est plus subtil, plus profond — et plus difficile à gagner.

Ce que l’Occident refuse de voir

Tant que les décideurs réduiront le terrorisme à un problème de sécurité ou d’immigration, ils continueront à échouer. La menace posée par Al Qaeda n’est pas militaire avant tout. Elle est idéologique, sociologique, presque spirituelle. Elle prospère sur les ruines de sens, sur les promesses trahies de la modernité, sur l’injustice géopolitique et l’humiliation postcoloniale.

Face à cela, les drones, les listes de surveillance ou les discours sécuritaires ne suffisent pas. Il faut des récits forts, des sociétés plus justes, des idéaux universels qui parlent aux jeunesses tentées par la révolte nihiliste. En somme, il faut opposer au djihad de l’au-delà une espérance ici-bas.



Abonnez vous à La Lettre


Vous pouvez vous désabonner à tout moment

Merci !

Vous recevrez régulièrement notre newsletter

Comments are closed