Afghanistan : l’épicentre discret mais décisif d’une nouvelle géographie du terrorisme international
📂 Corpus retenu (2024–2025)
a) Rapports trimestriels du Secrétaire général (UNAMA)
Situation en Afghanistan et ses conséquences pour la paix et la sécurité internationales.
- 5 septembre 2025 — A/80/366–S/2025/554
- 19 juin 2025 — A/79/947–S/2025/372
- 21 février 2025 — A/79/797–S/2025/109
- 12 décembre 2024 — A/79/675–S/2024/876
- 18 septembre 2024 — A/79/341–S/2024/664
- 13 juin 2024 — A/78/914–S/2024/469
- 6 mars 2024 — A/78/789–S/2024/196
b) Rapports du Monitoring Team (Sanctions)
ISIL (Da’esh) & Al-Qaïda (Comité 1267/1989/2253)
- 🔴 24 juillet 2025 (36ᵉ rapport) : S/2025/482
- 🔴 6 février 2025 (35ᵉ rapport) : S/2025/71/Rev.1
-
🔴 22 juillet 2024 (34ᵉ rapport) :
S/2024/556
Focus : ISIL-K et menaces extérieures. - 🔴 29 janvier 2024 (33ᵉ rapport) : S/2024/92
Taliban (Comité 1988)
- ⚫ 8 juillet 2024 (15ᵉ rapport) : S/2024/499
Synthèse des rapports 2024–2025 sur la menace terroriste liée à l’Afghanistan
1. Un Afghanistan redevenu pivot du jihad international
Les rapports de l’ONU montrent un pays où la grande violence interne a diminué depuis 2021, mais où l’Afghanistan est redevenu un nœud majeur de l’architecture jihadiste mondiale.ISIL-K est la menace la plus active, frappant minorités chiites, écoles, lieux de culte et même les Talibans. L’Afghanistan reste une base pour : Al-Qaïda core, AQIS, IMU, groupes ouïghours, TTP, réseaux centrasiatiques. Le régime taliban ne dispose d’aucune stratégie antiterroriste crédible : il privilégie la répression politique et de genre plutôt que des institutions de sécurité professionnelles.
2. ISIL-K : une menace désormais exportée
Pour la première fois, les rapports 2024–2025 affirment qu’ISIL-K est devenu une menace internationale.– Capacité d’attaque hors Afghanistan confirmée. – Nodes logistiques vers Asie centrale, Pakistan, Moyen-Orient. – Recrutement de combattants étrangers (Syrie/Irak). – Projets ou tentatives d’attentats en Europe, Russie, Asie centrale, Golfe. Malgré quelques opérations talibanes, l’environnement permissif afghan rend ISIL-K plus résilient.
3. Taliban – Al-Qaïda – TTP : un triangle explosif
Les rapports montrent que les liens entre Talibans et Al-Qaïda n’ont jamais été rompus.– Le TTP utilise l’Afghanistan comme sanctuaire. – AQIS entraîne des combattants du TTP. – Les attaques du TTP contre le Pakistan augmentent. L’Afghanistan est une source directe d’instabilité régionale (Pakistan, Asie centrale, Inde, Iran).
4. Une expansion en réseau, pas un califat territorial
Les experts décrivent une expansion jihadiste diffuse :– ISIL-K veut devenir le centre opérationnel d’ISIL pour l’Asie du Sud et centrale. – Les Talibans laissent prospérer AQ, TTP, AQIS et autres groupes. – L’Afghanistan agit comme multiplicateur de menaces régionales plutôt que comme base d’un califat.
5. La réponse du Conseil de sécurité
Ces rapports alimentent les décisions et sanctions :– Résolution 2734 (2024) : nouveau cadre contre ISIL et Al-Qaïda. – Résolution 2716 (2023) : sanctions spécifiques aux Talibans. Recommandations : maintenir/renforcer les sanctions, surveiller les combattants étrangers, et conditionner tout assouplissement à une rupture réelle avec AQ et le TTP. Les rapports soulignent le lien entre répression interne (dont apartheid de genre) et expansion du terrorisme.

À mesure que les rapports du Conseil de sécurité s’accumulent—ceux du Secrétaire général sur la situation afghane et ceux du Monitoring Team chargés de suivre les sanctions contre l’État islamique, Al-Qaïda, les Talibans et les réseaux associés—une matrice analytique se dessine. L’Afghanistan n’est plus simplement un pays en crise humanitaire et politique ; il devient à nouveau une plateforme de projection terroriste, un amplificateur régional des dynamiques jihadistes, et un facteur de déstabilisation croissante pour l’Asie du Sud, l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Europe. Cette évolution ne se comprend que si l’on retire les apparences soigneusement entretenues par l’Émirat taliban et que l’on examine, froidement, trois messages structurants qui apparaissent clairement dans les documents onusiens de 2024-2025.
1. L’Afghanistan est redevenu un pivot du jihadisme international, mais sous une forme en réseau et non plus territoriale
Pendant vingt ans, la lutte contre le terrorisme en Afghanistan était pensée en termes de contrôle territorial : empêcher la reconstitution d’un sanctuaire géographique de type « califat ». Les rapports 2024-2025 montrent une mutation profonde. L’Afghanistan n’est plus un territoire que les groupes jihadistes cherchent à administrer ou à conquérir ; c’est désormais un espace d’opportunité, une zone franche criminelle et politico-religieuse où des organisations transnationales opèrent en réseau, en tirant profit de l’effondrement institutionnel, de la porosité frontalière et de l’ambiguïté stratégique des Talibans.
L’État islamique au Khorasan (ISIL-K) incarne cette transformation. Depuis 2023 déjà, il est identifié par le Conseil de sécurité comme la branche la plus dynamique et techniquement avancée de l’ensemble de l’écosystème Daesh. Les rapports les plus récents confirment qu’ISIL-K est passé d’une insurrection interne à une plateforme d’attaques externes. Les États membres y rapportent :
– des attaques ou projets d’attaques visant l’Asie centrale, l’Iran, le Pakistan et la Russie;
– des tentatives d’opérations hors-région, y compris en Europe;
– des filières de recrutement et de financement davantage autonomes que par le passé.
L’Afghanistan post-2021 est ainsi devenu l’équivalent d’un « incubateur » plutôt qu’un « califat ». La logique du réseau remplace celle du territoire. La mobilité clandestine, le numérique, l’encryptage et les connexions diasporiques modernisent la menace. Dans cette configuration, la faiblesse structurelle de l’État taliban—absence de police professionnelle, rivalités factionnelles, inexistence d’un contre-terrorisme institutionnalisé, refus de coopérer avec les normes internationales—crée un vide que les groupes exploitent largement.
Parallèlement à ISIL-K, le Conseil de sécurité signale le rôle croissant du TTP (Tehrik-e-Taliban Pakistan), directement intégré dans ce système en réseau. Le TTP utilise l’Afghanistan comme sanctuaire pour préparer des attaques contre le Pakistan, renforçant ainsi la dynamique transfrontalière. Les rapports notent aussi l’activité persistante d’Al-Qaïda, d’AQIS, des groupes ouïghours, tchétchènes, ouzbeks et centrasiatiques. Aucun de ces groupes n’a besoin de « conquérir » l’Afghanistan : il leur suffit que le pays reste un espace gris, politiquement et institutionnellement désarticulé.
Ce premier message est crucial. Il montre que l’Afghanistan n’est pas seulement le théâtre passif d’une menace : il est devenu le catalyseur d’une nouvelle architecture jihadiste, diffuse, agile, conçue non plus pour administrer mais pour projeter la violence.
2. Les Talibans ne constituent pas un rempart contre le terrorisme : ils en sont un multiplicateur, par soutien, tolérance ou incapacité
L’idée selon laquelle l’Émirat taliban serait devenu, par pragmatisme, un acteur « stabilisateur » est totalement invalidée par les rapports onusiens. En réalité, la doctrine de Doha—selon laquelle les Talibans empêcheraient l’utilisation du territoire afghan par des groupes terroristes internationaux—n’a jamais été vérifiable. Elle l’est encore moins en 2024-2025.
Sur le plan doctrinal, les Talibans refusent tout alignement avec le droit international. Sur le plan opérationnel, ils ne disposent d’aucune structure étatique permettant d’assurer un contrôle du territoire. Sur le plan stratégique, leur priorité est la consolidation idéologique interne, non la sécurité régionale.
Les rapports du Conseil apportent plusieurs constats, tous convergents.
1. L’hospitalité envers Al-Qaïda reste une réalité stable.
Les cadres d’Al-Qaïda continuent d’opérer en Afghanistan, souvent en coopération avec le TTP et AQIS. Il n’existe pas de rupture politique, religieuse ou opérationnelle entre les Talibans et Al-Qaïda. L’organisation-mère n’est plus dans la logique d’attentats spectaculaires, mais dans une stratégie de reconstitution doctrinale et de facilitation régionale : l’Afghanistan est un lieu sûr pour les cadres, les familles, les formations et la transmission idéologique.
2. Le TTP bénéficie d’une tolérance active de factions talibanes.
Les rapports soulignent que les opérations du TTP contre le Pakistan s’intensifient, qu’il utilise le territoire afghan pour former, recruter et préparer des attaques, et que les Talibans ne prennent aucune mesure durable pour le neutraliser. L’hypothèse la plus admise est que les Talibans perçoivent le TTP comme un « frère idéologique » et un levier de pression sur Islamabad.
3. Les Talibans mènent des opérations contre ISIL-K, mais leur efficacité est limitée, opaque et surtout orientée vers la consolidation interne.
Il ne s’agit pas d’un contre-terrorisme stratégique, mais de luttes factionnelles internes. Le régime ne coopère pas avec les États voisins ni avec les structures internationales. Les rapports soulignent que les Talibans exécutent des individus suspectés, sans procédure, et que leurs opérations sont politiquement orientées, souvent instrumentalisées pour affirmer l’autorité du ministre de l’Intérieur ou de réseaux locaux.
4. Les violations massives des droits humains, en particulier l’apartheid de genre, créent un terrain d’extrémisme.
L’effacement total des femmes de la vie publique, la fermeture des écoles, l’élimination de la culture, la suppression de la société civile et la persécution religieuse produisent une société claustrophobe, économiquement étouffée et idéologiquement verrouillée. Pour les experts onusiens, c’est un terreau idéal pour les réseaux extrémistes : absence de résilience sociale, effondrement de la confiance institutionnelle, radicalisation des jeunes par frustration, émigration forcée ou endoctrinement.
Autrement dit, les Talibans ne combattent pas réellement le terrorisme : ils fabriquent les conditions de sa prolifération. Ils ne rompent pas avec les groupes transnationaux : ils en tolèrent certains et en combattent d’autres uniquement quand cela sert leur pouvoir. Ils ne sécurisent pas l’Afghanistan : ils le fragmentent au point d’en faire l’un des espaces les plus instables et les plus imprévisibles du monde.
3. L’expansion du terrorisme est le produit d’un vide politique : l’Afghanistan est devenu un « multiplicateur régional de menaces »
Les rapports du Conseil de sécurité ne décrivent pas seulement un pays dangereux ; ils montrent comment l’Afghanistan agit comme un amplificateur de risques pour toute la région. Cette idée d’« Afghanistan multiplicateur de menaces » revient dans tous les documents de 2024-2025.
Le vide politique s’exprime à trois niveaux.
Premièrement, l’absence totale d’État.
Les Talibans ne sont pas un gouvernement : ils sont une faction politico-religieuse ayant capturé le territoire mais incapable de gérer les finances, la sécurité des frontières, la diplomatie ou les services de base. L’Afghanistan n’a pas d’administration légitime, pas de système judiciaire reconnu, pas de forces de sécurité normalisées. Dans ce contexte, chaque vallée, chaque route, chaque quartier urbain peut devenir un espace exploitable par un groupe armé.
Deuxièmement, le verrouillage idéologique interne détruit tout mécanisme d’équilibre.
L’apartheid de genre, la censure culturelle, la persécution des minorités, la chasse aux journalistes, l’exclusion des ONG, la criminalisation des femmes instruites ou actives ne sont pas seulement des violations des droits humains : ce sont aussi des facteurs de déstabilisation. Le régime détruit les contre-pouvoirs, réprime les communautés, détruit l’enseignement, et neutralise les élites. Ce processus produit une société vulnérable, appauvrie, prête à exploser ou à migrer.
Troisièmement, le système régional est fragmenté et contradictoire.
Les États voisins—Pakistan, Iran, Tadjikistan, Ouzbékistan, Chine, Russie—n’ont pas de stratégie commune. Le Pakistan accuse l’Afghanistan de couvrir le TTP ; l’Iran combat des groupes takfiris tout en négociant avec les Talibans ; l’Asie centrale redoute ISIL-K ; la Russie s’inquiète des réseaux tchétchènes et centrasiatiques installés en Afghanistan ; la Chine se concentre sur les groupes ouïghours. Cette fragmentation permet à l’Afghanistan taliban de jouer sur les rivalités, et aux groupes terroristes de circuler entre les failles géopolitiques.
La conséquence est claire : l’Afghanistan n’est pas un point isolé de la carte, mais un nœud, un relais, un accélérateur, un diffuseur. Les rapports montrent que la menace n’est plus seulement afghane : elle est déjà transnationale, parfois eurasienne, potentiellement mondiale.
Conclusion : un pays cadenassé de l’intérieur, ouvert à tous les vents de l’extérieur
Du point de vue du Conseil de sécurité, l’Afghanistan de 2025 est un paradoxe. À l’intérieur, les Talibans ont verrouillé la société, écrasé les femmes, détruit l’éducation, muselé la presse, éliminé l’espace civique, et imposé un ordre totalitaire d’inspiration théocratique. À l’extérieur, le pays est poreux, mouvant, incontrôlé, traversé par des réseaux terroristes qui utilisent ses fractures pour planifier, financer et projeter la violence.
Les trois messages structurants des rapports récents doivent être pris ensemble :
– l’Afghanistan est redevenu un pivot du jihadisme international, mais sous une logique de réseau ;
– les Talibans ne sont pas une barrière mais un multiplicateur de menaces, par idéologie, collusion ou incapacité ;
– l’expansion du terrorisme est le produit direct du vide politique, de l’effondrement institutionnel et de la fragmentation régionale.
Ce triptyque définit la menace actuelle. Ce n’est pas un problème « afghan » ; c’est un problème systémique qui dépasse l’Afghanistan, qui découle de l’inaction internationale, du désengagement occidental, des rivalités régionales et de la déstructuration totale du pays depuis août 2021.
Pour les Afghans eux-mêmes, enfermés dans un système d’apartheid de genre et de répression institutionnelle, la menace est double : interne, par l’oppression ; externe, par la violence que leur pays contribue malgré lui à projeter. Pour le monde, le message est limpide : tant que l’Afghanistan restera un vide politique occupé par un régime idéologique hors du droit international, il restera un multiplicateur de menaces globales, un espace où se fabriquent les attaques de demain, un nœud central d’une menace qui circule déjà bien au-delà de ses frontières.










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