Diplomatie en déroute : l’Europe devant le test afghan

Diplomatie en Déroute

L’Europe devant le test Afghan — Analyse Décembre 2025
Source : La Lettre d’Afghanistan
📅 10 DÉCEMBRE 2025 : LE JOUR DE LA RUPTURE

En cette Journée internationale des droits humains, deux réalités s’affrontent :

LA RÉALITÉ (Rapport ONU)
  • Apartheid de genre institutionnalisé
  • Exécutions publiques & tortures
  • Détournement massif de l’aide
  • Épicentre du terrorisme régional
L’ACTION UE (À Kaboul)
  • Rencontre officielle UE-Talibans
  • Mise en scène protocolaire (Or & Drapeaux)
  • Déclaration sur la « Normalisation »
  • Aucune concession obtenue en retour
🌍 POSITIONS OCCIDENTALES COMPARÉES
🇪🇺 UNION EUROPÉENNE : L’AMBIGUÏTÉ
« Réalisme sans principes »

❌ Dialogue politique élargi
❌ Usage du terme « Normalisation »
❌ Aide maintenue malgré les détournements
🇪🇸 ESPAGNE
LE REFUS DE PRINCIPE
  • Refus total de reconnaissance (directe ou indirecte)
  • Dialogue strictement humanitaire
  • Dénonciation de l’apartheid de genre
🇦🇺 AUSTRALIE
LA PRESSION PAR LES ACTES
  • Sanctions ciblées (Gels d’avoirs, voyages)
  • Cadre autonome « Droits Humains »
  • Rejet de toute normalisation sans actes
⚡ L’IRONIE DE L’HISTOIRE
🇵🇰
Pendant que l’UE reçoit les Talibans…
Le Pakistan condamne Faiz Hameed (ex-chef ISI et architecte du retour des Talibans) à 14 ans de prison.
👉 Islamabad durcit le ton quand Bruxelles l’adoucit.
📉 CONSÉQUENCES DU CHOIX EUROPÉEN
1 Légitimation de l’oppression des femmes
2 Marginalisation des démocrates afghans
3 Sacrifice de l’honneur sans gain de stabilité

Quand la diplomatie s’éloigne du réel, elle perd à la fois l’honneur et la lucidité.

Le 10 décembre 2025 aurait pu être une journée de cohérence pour l’Europe. Chaque année, la Journée internationale des droits humains rappelle les fondements de l’ordre international : dignité, égalité, libertés fondamentales. Mais cette fois, la juxtaposition de deux événements — la publication d’un rapport accablant de l’ONU sur l’Afghanistan et une rencontre officielle entre l’Union européenne et le régime taliban — a offert un contraste saisissant, presque dérangeant.

D’un côté, le rapport conjoint des Nations unies et de l’UNAMA, largement relayé par The Guardian, Al Jazeera, DW et France 24, décrit une réalité devenue impossible à ignorer : un système d’apartheid de genre institutionnalisé, une répression croissante des minorités — en particulier les Hazaras, les Tadjiks et les Ouzbeks —, des disparitions forcées, des actes de torture, des exécutions publiques, le détournement massif de l’aide humanitaire, et une collusion persistante avec les réseaux terroristes régionaux.
Ce tableau n’est pas celui d’un État autoritaire ordinaire, mais celui d’un régime qui a méthodiquement éradiqué les droits fondamentaux.

Et pourtant, c’est précisément ce jour-là que l’Europe a choisi d’envoyer un signal inverse.

À Islamabad, rupture avec un passé encombrant ; à Bruxelles, geste d’ouverture

Le matin du 10 décembre, les médias pakistanais (Dawn, Express Tribune, Geo News) annoncent la condamnation à quatorze ans de prison de l’ancien chef de l’ISI, Faiz Hameed — figure centrale du retour des Talibans en 2021, symbole d’une stratégie régionale qui a contribué à la chute de la République afghane. Sa photographie, tasse de thé à la main à Kaboul quelques jours après la prise de pouvoir talibane, avait incarné une humiliation durable pour des millions d’Afghans.

Cette condamnation est interprétée comme un tournant : un avertissement adressé à l’armée pakistanaise, une tentative de restaurer une crédibilité politique érodée, et un repositionnement face à la menace du TTP, désormais enhardi et soutenu de facto par les Talibans afghans. En d’autres termes, Islamabad sanctionne aujourd’hui l’un des artisans du retour des Talibans.
Le même jour, l’Europe les reçoit.

À Kaboul, une scène diplomatique qui brouille les lignes

L’envoyé spécial de l’Union européenne pour l’Afghanistan, Gilles Bertrand, rencontre ce jour-là Amir Khan Muttaqi, ministre taliban des Affaires étrangères. Les images diffusées par les médias afghans et relayées par Politico, Euractiv, Le Monde et RFI montrent un décor soigneusement orchestré : fauteuils dorés, drapeaux officiels, mise en scène protocolaire évoquant une reconnaissance implicite.

La déclaration publique qui suit est sans équivoque :
« Nous avons parlé du soutien de l’Union européenne au peuple afghan et des questions qui empêchent la communauté internationale de normaliser ses relations avec les autorités de facto. »
Le mot essentiel est là : normaliser.

Or, trois éléments sont connus de tous les acteurs du dossier. L’aide humanitaire européenne est largement détournée, comme l’ont documenté plusieurs rapports de l’ONU, de SIGAR et de Human Rights Watch. Les Talibans n’ont accordé aucune concession, ni sur les droits humains, ni sur l’éducation des filles, ni sur la liberté des femmes, ni sur la lutte contre les réseaux terroristes. Enfin, toute reconnaissance — même implicite — renforcerait un régime fracturé, en quête désespérée de légitimité internationale.
Dès lors, une question s’impose : pourquoi cette image, pourquoi maintenant ?

Une diplomatie européenne déconnectée du réel

Depuis plusieurs mois, les analyses européennes tirent la sonnette d’alarme. Le Monde évoque des « ambiguïtés préoccupantes ». Politico parle d’un « réalisme sans principes ». The Telegraph va jusqu’à dénoncer « un Munich diplomatique moderne ».
Dialoguer avec les Talibans pour des enjeux strictement techniques — accès humanitaire, sécurité alimentaire, coordination logistique — peut relever de la nécessité, tout en sachant qu’ils détournent la quasi-totalité de cette aide. Mais donner l’apparence d’un rapprochement politique, alors même que l’ONU décrit un régime criminel et systémique dans sa violence, relève d’un aveuglement stratégique.

Cette posture diplomatique envoie trois messages dévastateurs. Elle signale aux Talibans qu’ils peuvent poursuivre l’oppression des femmes sans risquer l’isolement international. Elle suggère que l’Europe est prête à sacrifier ses valeurs contre une illusion de stabilité — une stabilité d’ailleurs fictive, l’Afghanistan étant devenu un épicentre du jihad régional selon les rapports du Conseil de sécurité. Enfin, elle marginalise les voix afghanes démocratiques — exilés, résistances civiles, mouvements féminins clandestins — pourtant seules alternatives crédibles au régime actuel.

Pendant que d’autres démocraties durcissent le ton

Au même moment, l’Australie adoptait une ligne diamétralement opposée. Début décembre, Canberra a imposé une série de sanctions ciblées contre plusieurs hauts dirigeants talibans — gels d’avoirs, interdictions de voyager et mesures financières — en invoquant des violations massives des droits humains, en particulier contre les femmes et les filles.
Sous l’impulsion de la ministre des Affaires étrangères Penny Wong, ces sanctions s’appuient sur un cadre autonome explicitement conçu pour répondre à l’apartheid de genre, à la répression judiciaire et à l’effondrement de l’état de droit. Tandis que l’Europe multiplie les gestes de normalisation, l’Australie renforce la pression internationale et rappelle qu’une diplomatie fondée sur la responsabilité reste possible.

Mais l’exemple le plus révélateur vient du cœur même de l’Europe. À Madrid, le gouvernement espagnol a publiquement réaffirmé, début décembre, son refus catégorique de toute reconnaissance du régime taliban, directe ou indirecte. Le ministère espagnol des Affaires étrangères a rappelé que les Talibans ne remplissent aucune des conditions minimales exigées par le droit international : absence de gouvernement inclusif, violations systématiques des droits humains, persécution des femmes, collusion persistante avec des groupes terroristes.
L’Espagne maintient un dialogue strictement humanitaire, sans gestes symboliques, sans mise en scène diplomatique, sans ambiguïté sur la nature du régime. Ce choix n’est ni idéologique ni isolé : il repose sur une lecture réaliste du rapport de force et sur le constat que toute normalisation prématurée ne ferait que consolider un pouvoir fondé sur la violence.

Ainsi, ce n’est pas l’Europe en tant que continent qui serait condamnée à l’impuissance, mais bien une certaine ligne diplomatique — celle qui confond dialogue technique et reconnaissance politique. L’Espagne démontre qu’il est encore possible, au sein même de l’Union, de tenir une position ferme, lisible et juridiquement cohérente. L’Australie prouve, de son côté, que la distance géographique n’empêche ni la clarté morale ni l’action politique.

Une leçon historique que l’Europe refuse d’entendre

Les démocraties ont souvent voulu croire qu’un régime totalitaire pouvait s’assagir par le dialogue. En 1938, face à l’aveuglement des dirigeants européens, Winston Churchill avertissait : « You were given the choice between war and dishonour. You chose dishonour, and you will have war. »
L’avertissement n’était pas destiné à Kaboul, mais il conserve une portée universelle : on ne pacifie jamais un régime fondé sur la violence en lui offrant la reconnaissance qu’il n’a pas gagnée.

2025 : l’Europe devant le même dilemme

En donnant un signal d’ouverture aux Talibans, l’Europe commet un triple faux pas. Elle affaiblit les mouvements démocratiques afghans, délégitime les femmes qui résistent dans la clandestinité et confirme au régime que la terreur peut être un outil de gouvernement efficace.
Face à l’un des régimes les plus répressifs de la planète, l’Europe doit choisir entre défendre ses principes ou céder à l’illusion d’une stabilité fantasmée. Ce 10 décembre, elle a choisi la seconde voie. Elle renonce à l’honneur, n’obtient pas la paix et, surtout, elle perd le peuple afghan — celui qui croyait encore que l’Europe était un espace de cohérence et de principes.


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