
L’Afghanistan n’est plus seulement le théâtre d’une catastrophe humanitaire ou d’un effondrement des droits humains. Il est devenu un laboratoire politique où se testent les limites de l’acceptable, du dicible et du tolérable par la communauté internationale. Les récentes prises de position du rapporteur spécial de l’ONU, Richard Bennett, qualifiant le traitement des femmes par les talibans de « crime contre l’humanité » et de système d’« apartheid de genre », ne constituent pas un excès de langage militant, mais une tentative de nommer juridiquement une réalité devenue impossible à dissimuler. Pourtant, à mesure que les mots se durcissent, une confusion s’installe sur leur portée réelle, leurs limites juridiques et leur instrumentalisation politique.
Le terme d’« apartheid de genre », s’il n’est pas encore codifié comme crime autonome en droit international positif, renvoie néanmoins à des pratiques clairement identifiées : exclusion systémique, institutionnalisée, durable, visant un groupe défini, inscrite dans la loi et appliquée par la coercition. À ce titre, la situation des femmes afghanes répond à tous les critères matériels d’un régime de ségrégation organisée. Le débat juridique porte moins sur les faits que sur la qualification, et cette hésitation sert aujourd’hui de refuge à ceux qui préfèrent l’ambiguïté diplomatique à la clarté politique.
Cette même ambiguïté se retrouve dans l’usage croissant de l’expression « génocide culturel » pour qualifier la destruction méthodique du système éducatif afghan. Les alertes de Human Rights Watch, de l’UNESCO et de l’UNICEF sont sans équivoque : la fermeture des écoles secondaires pour les filles, l’exclusion des femmes de l’université, la purge idéologique des programmes scolaires, l’interdiction de livres, la censure de la pensée critique et la mise au pas des enseignants constituent une attaque frontale contre le capital intellectuel du pays. Pourtant, là encore, le terme employé pose problème. Le génocide culturel, comme le gynocide, ne constitue pas une catégorie juridiquement reconnue en droit international pénal. Son usage relève davantage de l’alerte politique et morale que de l’incrimination pénale stricto sensu.
Reconnaître cette limite juridique n’affaiblit pas le constat. Au contraire, cela oblige à regarder la réalité en face : les talibans ne se contentent pas de détruire l’éducation, ils cherchent à remodeler la société afghane sur le long terme en éradiquant toute mémoire, toute autonomie intellectuelle et toute pluralité culturelle susceptible de produire de la résistance. L’anéantissement de l’éducation n’est pas une conséquence collatérale de leur pouvoir, mais un pilier central de leur projet politique.
Ce projet devient encore plus lisible lorsqu’on le replace dans une dynamique plus large de domination culturelle et ethnique. Les politiques linguistiques des talibans, marquées par l’écrasement progressif du dari et de l’ouzbek au profit exclusif du pachtou, confirment que la répression ne se limite ni au genre ni à l’éducation. Elle vise une homogénéisation forcée de l’Afghanistan autour d’une identité pachtoune idéologisée, présentée comme seule légitime. La marginalisation des langues non pachtounes, leur éviction des sphères administratives, éducatives et médiatiques, participe pleinement d’un processus que l’on peut, sans excès, qualifier de destruction culturelle ciblée.
Cette dynamique n’est ni nouvelle ni accidentelle. Elle s’inscrit dans un conflit ethno-politique vieux de plusieurs décennies. Depuis la fondation de l’État afghan moderne, le pouvoir a été majoritairement détenu par des élites pachtounes, qu’elles soient monarchiques ou républicaines. La guerre civile de 1992, qui a ravagé Kaboul et causé au moins 25 000 morts civils, ne fut pas seulement une lutte de factions post-soviétiques. Elle fut aussi l’expression violente d’une rivalité ethnique pour le contrôle de l’État, opposant notamment Gulbuddin Hekmatyar, pachtoune et soutenu par le Pakistan, à Ahmad Shah Massoud, figure emblématique tadjike.
Contrairement au récit simplificateur souvent véhiculé, cette fracture n’a jamais été résolue. Elle a été gelée, instrumentalisée, puis réactivée sous d’autres formes. La deuxième génération des talibans, installée au pouvoir avec un soutien décisif du Pakistan, s’inscrit clairement dans cette continuité. Derrière le discours religieux se dessine un projet géopolitique plus ancien : celui de la profondeur stratégique face à l’Inde, mais aussi, plus insidieusement, celui d’un redécoupage de l’espace afghan au profit du Pakistan.
Les déclarations récentes de figures politiques pakistanaises appelant ouvertement à l’annexion de provinces afghanes telles que Khost, Kunar, Kandahar, Paktika ou le corridor du Wakhan ne relèvent pas de la provocation isolée. Elles révèlent un imaginaire politique persistant, où l’Afghanistan est perçu comme un espace malléable, historiquement incomplet, destiné à être restructuré selon les intérêts régionaux pakistanais. Dans ce contexte, les talibans apparaissent moins comme un acteur souverain que comme l’outil temporaire d’un projet stratégique qui les dépasse — un projet que le Pakistan semble aujourd’hui regretter sans pouvoir s’en défaire.
L’erreur fondamentale de la communauté internationale est d’avoir isolé la question des droits des femmes de ce cadre plus large. En traitant l’apartheid de genre comme une anomalie réformable par le dialogue, elle a refusé de voir qu’il s’agit d’un instrument central de domination politique, culturelle et ethnique. La normalisation diplomatique des talibans ne repose pas sur un malentendu, mais sur un renoncement : celui de reconnaître que le régime ne cherche ni la réforme, ni la stabilité, mais la consolidation d’un pouvoir fondé sur l’exclusion.
L’Afghanistan n’est pas seulement un test moral, comme le souligne Richard Bennett. Il est un révélateur. Si un régime peut imposer une ségrégation de genre, démanteler un système éducatif, écraser les langues et les cultures non dominantes, et néanmoins être traité comme un interlocuteur légitime, alors le message envoyé au monde est limpide : la répression systémique est compatible avec la reconnaissance internationale. À ce stade, ce ne sont pas seulement les droits des Afghanes qui sont en jeu, mais la crédibilité même de l’ordre international fondé sur le droit.
RASC News – Apartheid de genre en Afghanistan : la normalisation des talibans est un échec moral
14 décembre 2025
rascnews.com
RASC News / Human Rights Watch – Les talibans commettent un « génocide culturel » par la destruction de l’éducation
14 décembre 2025
rascnews.com
Richard Bennett – Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Afghanistan
Interventions et rapports présentés lors de la Conférence de Madrid sur les femmes afghanes (2025)
ohchr.org – mandat Afghanistan
UNESCO & UNICEF – Crise éducative en Afghanistan
Rapports 2023–2025 sur l’exclusion scolaire et universitaire des filles
·
unicef.org
Déclarations politiques pakistanaises sur les provinces afghanes
RASC News – propos de Jan Achakzai, ancien ministre de l’Information du Baloutchistan (Pakistan), décembre 2025
rascnews.com
À lire aussi



