Le Paradoxe de Téhéran : L’Afghanistan entre Isolement Volontaire et Obsession Régionale

Par La Lettre d’Afghanistan

Ce 14 décembre 2025, dans les salons feutrés du ministère iranien des Affaires étrangères à Téhéran, une ombre planait sur la table des négociations. Elle n’était pas celle d’une puissance occidentale, ni celle d’un conflit lointain, mais celle d’un siège vide. Alors que les représentants spéciaux de la Russie, de la Chine, du Pakistan et des républiques d’Asie centrale se pressaient autour de leur hôte iranien, les véritables maîtres de Kaboul manquaient à l’appel. L’absence des Talibans à cette réunion du « format Moscou élargi » n’était pas un simple incident protocolaire ; elle est devenue le symbole éclatant de l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui la diplomatie régionale face au bourbier afghan.

La Diplomatie de la Chaise Vide

Le refus des Talibans de se rendre à Téhéran, malgré une invitation officielle, résonne comme un acte de défi. Officiellement, le porte-parole du ministère afghan des Affaires étrangères justifie cette décision par l’existence de mécanismes de coopération suffisants et par les progrès supposés de l’engagement régional. Mais pour les observateurs avertis et les opposants politiques en exil, le message est tout autre. Il trahit une forme d’immaturité politique, voire une arrogance, de la part d’un régime qui semble croire pouvoir dicter ses propres termes au monde, y compris à ses voisins les plus proches.

Cette « politique du déni », comme l’a qualifiée l’ancien envoyé spécial pakistanais Asif Durrani, est une stratégie risquée. En refusant le dialogue multilatéral, les Talibans cherchent probablement à éviter d’être mis au banc des accusés. Car l’ordre du jour à Téhéran n’avait rien de complaisant. Il ne s’agissait pas de discuter d’aide humanitaire ou de reconnaissance diplomatique, mais de sécurité pure et dure. En s’abstenant, Kaboul tente de transformer une question régionale brûlante en une série de dossiers bilatéraux plus faciles à gérer, divisant pour mieux régner. Mais cette tactique pourrait se retourner contre eux, car elle cimente paradoxalement l’unité de leurs voisins face à une menace commune.

Le Spectre du Terrorisme : Un Consensus de la Peur

S’il est un sujet qui a su unir des acteurs aux intérêts aussi divergents que le Pakistan, l’Iran et la Russie, c’est bien la peur. La peur que le « cancer » de l’instabilité afghane ne métastase au-delà des frontières. Le ton employé lors de ce sommet tranche par sa gravité. On est loin des appels génériques à la paix des années précédentes.

Le Pakistan, en particulier, a tenu un discours d’une fermeté rare. Mohammad Sadiq Khan, l’envoyé spécial d’Islamabad, n’a pas mâché ses mots, exigeant une élimination « sans discrimination » de tous les groupes terroristes. Cette précision sémantique est cruciale : elle vise directement le double jeu supposé des Talibans, accusés de combattre l’État islamique (Daech) tout en offrant un sanctuaire au TTP (Talibans pakistanais) qui ensanglante le Pakistan. Pour Islamabad, la patience a atteint ses limites.

L’inquiétude est tout aussi palpable du côté des républiques d’Asie centrale et de la Chine. La révélation récente de la mort de cinq citoyens chinois lors d’une attaque menée par des éléments talibans sur le territoire tadjik a agi comme un électrochoc. Elle pulvérise le mythe, soigneusement entretenu par Kaboul, selon lequel le territoire afghan ne servirait jamais de base arrière pour des attaques contre des pays voisins. La structure régionale antiterroriste de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) alerte désormais sur la formation de « cellules dormantes » en Asie centrale. L’Afghanistan n’est plus vu comme un État failli à aider, mais comme une plateforme de projection du terrorisme international.

La Doctrine Iranienne : Une « Solution Régionale » pour combler le Vide

Pour l’Iran, hôte de ce sommet, l’enjeu dépasse la simple sécurité frontalière. Téhéran joue une partition diplomatique complexe visant à s’affirmer comme la puissance stabilisatrice incontournable de la région. Le ministre des Affaires étrangères, Abbas Araghchi, a profité de cette tribune pour marteler une doctrine claire : l’échec définitif des solutions occidentales.

En rappelant les deux décennies de présence de l’OTAN et le retrait chaotique de 2021, l’Iran tente de délégitimer toute intervention extra-régionale future. Le message est adressé autant à Washington qu’aux capitales régionales : la sécurité de l’Afghanistan est une « responsabilité stratégique » qui incombe exclusivement aux voisins.

Cette vision s’accompagne d’un projet géoéconomique ambitieux. L’Iran rêve de transformer l’Afghanistan, actuellement un cul-de-sac géopolitique, en un carrefour commercial reliant l’Asie centrale aux mers chaudes du Golfe. Mais ce rêve de connectivité et de prospérité partagée se heurte violemment à la réalité du terrain. Comment construire des infrastructures de transit fiables dans un pays où la frontière est devenue une ligne de front ?

La Réalité du Terrain : Loin des Salons de Téhéran

Le contraste entre les discours sur la « synergie régionale » prononcés à Téhéran et la situation sur le terrain est saisissant, voire cruel. Pendant que les diplomates discutaient de coopération, les armes parlaient.

Les rapports de l’ONU confirment une recrudescence des incidents frontaliers, non seulement avec le Pakistan, mais aussi avec l’Iran et le Tadjikistan. Ces escarmouches répétées témoignent de l’incapacité — ou du manque de volonté — du gouvernement taliban à contrôler ses propres troupes aux frontières.

Plus inquiétant encore pour la stabilité du régime, la résistance intérieure, que l’on disait moribonde, montre des signes de résilience. Le Front de la Liberté de l’Afghanistan (AFF) et le Front de Résistance Nationale (NRF) ont revendiqué, presque simultanément à la tenue du sommet, des attaques audacieuses à Kunduz et dans le Badakhshan, au cœur même des fiefs du Nord. Bien que ces actions de guérilla ne menacent pas encore l’existence du régime de Kaboul, elles érodent son narratif principal : celui d’avoir ramené une « paix totale » et une sécurité absolue dans le pays. La mort ciblée de commandants talibans et les attaques contre des unités de police montrent que les braises de la guerre civile couvent toujours sous la cendre.

Conclusion : L’Urgence d’un Nouveau Paradigme

La réunion de Téhéran du 14 décembre 2025 marque peut-être un tournant, non pas par ses résultats immédiats — limités par l’absence du principal intéressé — mais par la cristallisation des positions. Le temps de l’observation bienveillante est révolu. Les voisins de l’Afghanistan, Russie et Chine en tête, semblent passer d’une logique d’engagement pragmatique à une logique d’endiguement sécuritaire.

Le régime taliban se retrouve face à un choix existentiel. Il peut persister dans son isolement, se repliant sur une lecture rigoriste et nationaliste, au risque de voir ses voisins ériger un cordon sanitaire autour du pays, étouffant toute perspective de redressement économique. Ou bien, il peut accepter que sa souveraineté implique des responsabilités internationales, à commencer par la garantie que son sol ne servira pas de tremplin au chaos mondial.

Pour l’heure, en laissant sa chaise vide à Téhéran, Kaboul a envoyé une réponse claire. Reste à savoir combien de temps ses voisins accepteront ce silence méprisant avant de considérer d’autres options, plus coercitives, pour assurer leur propre survie. L’Afghanistan reste, tragiquement, le « tombeau des empires », mais il risque aujourd’hui de devenir le tombeau de la coopération régionale si le dialogue de sourds perdure.

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