L’Afghanistan, miroir de l’échec américain

Comment Washington se sert du « fiasco afghan » pour réécrire son propre échec

Le rapport du SIGAR, une vérité confirmée
Le dernier rapport relayé par RascNews, fondé sur les conclusions du SIGAR, est sans ambiguïté : le gouvernement que Washington a installé en Afghanistan pendant vingt ans était « essentiellement un système de corruption structurelle ». Pour qui connaît l’histoire récente du pays, la formule est brutale mais pas surprenante. Pour qui connaît l’histoire récente des États-Unis, elle est même cohérente. Le nouveau rapport du SIGAR n’est pas une révélation : il est la confirmation d’un phénomène documenté depuis deux décennies, souvent ignoré, parfois étouffé. Le plus ironique est que les acteurs politiques américains qui exploitent aujourd’hui ces conclusions — au premier rang desquels l’équipe Trump — sont les mêmes qui n’ont jamais tenu compte des alertes, ni tenté d’empêcher les dérives qu’ils dénoncent désormais avec une indignation opportuniste. Derrière les chiffres et les accusations, il y a une vérité qu’on se refuse à affronter : l’échec afghan est d’abord un échec américain, avant d’être un échec afghan.

Un effort financier dérisoire à l’échelle américaine
Pendant vingt ans, les États-Unis ont consacré à la reconstruction afghane des montants qui, vus de Kaboul, semblaient astronomiques. Vu de Washington, ils ne représentaient pourtant qu’une goutte d’eau dans l’océan du budget fédéral. Même en prenant les évaluations les plus larges — 2 260 milliards de dollars sur deux décennies, selon l’Université Brown — l’effort annuel moyen n’a jamais dépassé 1,6 % du budget total des États-Unis. Cela signifie que ce que Washington présente aujourd’hui comme « vingt ans d’investissement gigantesque » n’était en réalité qu’un engagement secondaire, périphérique, sans commune mesure avec les priorités stratégiques du pays. Pire : une proportion considérable de ces fonds n’a même pas quitté le territoire américain, puisqu’ils revenaient directement dans les caisses des entreprises américaines chargées de fournir armements, équipements, services de sécurité privée et projets de reconstruction. L’Afghanistan a servi de marché captif bien plus que de partenaire stratégique. La mécanique de l’aide américaine n’était pas un projet de construction nationale. C’était un système de recyclage.

Les alertes ignorées de John Sopko
Le SIGAR — ce bureau que Trump puis Biden ont cherché à marginaliser — l’avait déjà documenté des dizaines de fois. Une part majeure des milliards versés « pour l’Afghanistan » finissait dans les contrats de lobbying, les sous-traitances américaines, les équipements inutilisés, les infrastructures fantômes et les programmes jamais déployés. L’ancien directeur du SIGAR, John Sopko, l’a dit, redit, démontré, appuyé par des enquêtes internes accablantes : Washington n’avait ni la préparation, ni la supervision, ni la volonté politique nécessaires pour contrôler efficacement les fonds qui circulaient dans un pays en guerre. Chaque rapport mettait en garde contre « l’illusion de progrès », « l’absence de suivi », « la corruption locale encouragée par la corruption importée », « l’empilement de programmes sans cohérence stratégique ».

Sopko dénonçait un système entièrement construit pour produire des bonnes nouvelles à destination du Congrès, indépendamment de la réalité du terrain. Il dénonçait aussi les coûts faramineux générés par l’externalisation permanente des missions : chaque dollar alloué aux programmes afghans générait une chaîne d’intermédiaires américains qui multipliaient les factures sans multiplier l’efficacité.

Résultat : on construisait des bâtiments jamais utilisés, on achetait des avions que personne ne savait piloter, on finançait des unités militaires dont les effectifs étaient gonflés sur le papier, on payait des carburants fictifs, des routes fantômes, des écoles vides. Tout cela au nom d’une « reconstruction » qui n’a jamais eu les moyens — ni la supervision — d’être cohérente. Sopko l’a répété jusqu’à l’épuisement. On ne l’a pas écouté. On l’a même remercié avant le retour de Trump, car il représentait un embarras politique majeur : comment prétendre bâtir un État afghan crédible lorsque l’on ignore systématiquement les rapports internes attestant de son effondrement programmé ?

L’hypocrisie politique de Trump
Ce qui rend la situation encore plus cynique, c’est l’usage politique que l’équipe Trump fait désormais de ces conclusions. Les républicains utilisent l’échec afghan comme un bélier pour attaquer Biden, en oubliant volontairement que : Trump était au pouvoir avant le retrait ; Trump n’a jamais dénoncé les dérives du système d’aide ; Trump a signé l’accord de Doha sans conditions robustes ; Trump a lui-même étouffé les avertissements internes, y compris ceux du SIGAR. Aujourd’hui, l’équipe Trump accuse les Afghans d’ingratitude, de trahison, de corruption — alors qu’elle n’a rien fait pour corriger le système dont elle prétend maintenant découvrir les failles. C’est une opération de communication pure, tournée vers la politique intérieure américaine. L’Afghanistan n’y est qu’un prétexte.

L’aide américaine qui continue à financer, indirectement, le régime taliban
Il y a un autre élément, encore plus troublant, et pourtant rarement évoqué dans les débats américains : depuis 2021, les États-Unis continuent d’autoriser — et parfois de faciliter — l’acheminement d’environ 40 millions de dollars par semaine en liquide vers Kaboul, officiellement sous forme d’« aide humanitaire » transitant par les Nations unies et des ONG internationales.

Officiellement, cet argent n’est pas remis aux Talibans, mais il circule dans une économie totalement contrôlée par eux : change, banques, distribution locale, taxation, accès au territoire, sécurité des convois. En pratique, le régime taliban capte une part significative de ces flux, directement ou indirectement, par contrôles frontaliers, prélèvements obligatoires, commissions informelles et racket institutionnalisé.

Depuis des mois, le membre du Congrès américain Tim Burchett demande que ces transferts cessent, affirmant publiquement que cet argent « renforce un régime terroriste qui opprime les femmes afghanes ». Or, malgré ces alertes, l’administration Trump a poursuivi ces versements, sans jamais expliquer clairement pourquoi, pour qui, ni en vertu de quel accord. Comment comprendre qu’on accuse quotidiennement l’ancien gouvernement afghan de corruption et d’incompétence, tout en laissant passer des centaines de millions de dollars qui finissent — de fait — sous contrôle taliban ? À quoi sert réellement cet argent ? À stabiliser un régime extrémiste ? À acheter une forme de coopération sécuritaire ? À préparer des intérêts économiques futurs, alors que des voix proches de Trump évoquent déjà l’accès aux ressources minières afghanes ?

Ces questions restent sans réponse. Ce qui est certain, c’est que pendant que Trump traîne dans la boue l’ancienne République afghane, il continue lui-même à alimenter financièrement les Talibans, sans transparence, sans justification, et sans le moindre débat public aux États-Unis.

La corruption en Afghanistan : une réalité universelle dans les zones de guerre
Et dans cette logique, le récit dominant devient : « Nous avons tout donné, ils n’ont rien fait. » Or ce récit est mensonger. Oui, la corruption existait largement en Afghanistan — comme dans toute zone de guerre où circulent des milliards, comme en Irak, en Libye, en Syrie, comme partout où les économies de guerre attirent réseaux de prédation et intermédiaires opportunistes.

Mais ce que les critiques américaines omettent délibérément, c’est qu’il y a eu des progrès. Des progrès immenses même. En vingt ans, le pays a connu l’une des plus rapides expansions de l’éducation dans son histoire : plus de 10 millions d’enfants scolarisés, des universités où les femmes représentaient jusqu’à 40 % des effectifs, une baisse significative de la mortalité maternelle et infantile, un réseau hospitalier élargi, la naissance d’une société civile structurée, une presse dynamique, un espace public où les femmes, les artistes, les intellectuels pouvaient exister.

Il faut y ajouter un autre progrès fondamental, trop souvent oublié : la structuration d’un Parlement afghan représentatif, où les femmes occupaient l’un des taux de représentation les plus élevés de toute l’Asie, preuve d’une avancée institutionnelle majeure et concrète. Tout cela a été balayé en trois ans. Non par la corruption afghane. Mais par le régime taliban.

La corruption talibane et la destruction des acquis
Et ce point est essentiel. Car les rapports des Nations unies, de l’UNAMA, des agences de lutte contre le terrorisme et même du SIGAR l’attestent : la corruption sous les Talibans est plus élevée, plus violente, plus systémique que celle de l’ancien gouvernement. Les Talibans ne se contentent pas de recycler les anciennes pratiques : ils les étendent, les organisent, les industrialisent. Leur économie parallèle est fondée sur le racket, le trafic, l’extorsion. Ils obligent des familles afghanes exilées en Europe à verser de l’argent sous menace directe d’assassiner leurs proches restés au pays. Ils confisquent les biens, taxent les routes, monnayent les postes administratifs. Ils ont détruit l’éducation des filles, sabordé les hôpitaux, réprimé les femmes, démantelé les institutions, et tout cela en trois ans. C’est cela, la réalité de l’Afghanistan en 2025. Pas le miroir déformant d’un débat politicien à Washington.

Conclusion : un prétexte intérieur pour masquer un échec extérieur

Aujourd’hui, les États-Unis — et notamment l’équipe Trump — n’accusent pas l’Afghanistan pour dire la vérité. Ils accusent l’Afghanistan pour masquer leur propre échec, pour régler leurs comptes internes et pour réécrire l’histoire d’une guerre qu’ils ne comprennent toujours pas. La réalité est simple : les Américains ne détestent pas les Afghans parce qu’ils étaient corrompus. Ils détestent les Afghans parce qu’ils n’ont pas réussi à gagner. Et la corruption, les réseaux, les soldats retournés, les milliards perdus ne sont que des prétextes commodes dans un débat où l’Afghanistan sert d’outil électoral.

L’assassinat de Sarah Beckstrom, militaire de la United States National Guard, par un ancien soldat afghan formé par les États-Unis puis retourné par des groupes djihadistes, est devenu l’allumette idéale pour enflammer la politique intérieure américaine. Ce fait divers tragique a été immédiatement instrumentalisé : il sert désormais de prétexte pour réclamer l’expulsion de tous les Afghans arrivés depuis 2021 — et même de ceux installés bien avant. Donald Trump n’a d’ailleurs pas hésité à menacer publiquement d’expulsion tous les Afghans détenteurs d’une green card, sans distinction, sans nuance, sans considérer leur parcours, leurs services rendus ou leur vulnérabilité. L’émotion légitime provoquée par la mort de cette jeune femme est désormais absorbée par une rhétorique vengeresse qui n’attendait qu’un prétexte pour se déployer. La tragédie individuelle devient un carburant politique. Et Trump, qui cherchait depuis des mois à durcir sa posture contre les réfugiés afghans, trouve dans ce drame un levier parfait pour légitimer sa politique de représailles généralisées. Une politique qui, loin de viser les coupables, s’abat indistinctement sur celles et ceux qui ont fui le régime taliban, souvent au péril de leur vie, parfois après avoir servi les forces américaines pendant deux décennies. L’émotion nationale se transforme ainsi en un outil électoral. Et les Afghans, encore une fois, deviennent les otages des stratégies politiques américaines.

4 décembre 2025

Marco Rubio affirme qu’il est devenu quasiment impossible pour les États-Unis de vérifier le passé des réfugiés afghans ayant travaillé avec les forces américaines, parce que le pays est désormais contrôlé par un groupe terroriste — les Talibans — qui ne fournit aucun document administratif fiable. Selon lui, cette absence totale d’État de droit rend toute enquête sérieuse « presque impossible ».

Rubio utilise ensuite un exemple précis pour illustrer cette menace : l’attaque commise à Washington par Rahmanullah Lakanwal, un ancien collaborateur des forces américaines retourné par les Talibans. Les services américains rapportent que le régime taliban avait fait pression sur lui en Afghanistan, en le menaçant de s’en prendre à sa famille. Rubio présente cette attaque comme la preuve directe que les Talibans utilisent l’extorsion, le chantage familial et la menace physique pour manipuler d’anciens partenaires afghans, même une fois évacués vers les États-Unis.

Il cite également l’arrestation d’un autre Afghan, lié à l’État islamique du Khorasan, pour renforcer son argument selon lequel les Talibans et les groupes jihadistes exploitent la vulnérabilité administrative et juridique des réfugiés pour infiltrer ou manipuler certains individus.

Pour Rubio, ces cas démontrent que :

  • le contrôle taliban sur l’Afghanistan empêche toute vérification fiable des dossiers,
  • certains réfugiés sont directement ciblés ou menacés par les Talibans, même depuis l’étranger,
  • et les États-Unis doivent durcir leur politique de contrôle et d’examen des Afghans évacués.
Sources et ressources

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – Rapport final 2025
sigar.mil – page officielle de l’organisation
Rapport final SIGAR (PDF) – bilan des 17 ans de reconstruction

Analyse des pertes : gaspillage, fraude et mauvaise gestion
A Broken Aid System – Rapport 2025 sur la livraison de l’aide américaine sous régime taliban
Audit SIGAR 25-16 – examen des politiques de prévention de fraude et détournement par USAID / State Department

Répartition des aides et financement post-retrait (2022–2025)
Funding Tables – tableurs SIGAR sur les appropriations US à l’Afghanistan (2022-2025)

Enquête journalistique – détournement de l’aide internationale par les Talibans
Taliban use force to divert international aid, US watchdog says – Reuters, 13 août 2025
Article complémentaire – détournement de l’aide par Talibans & collusion ONU (2025)

Contexte global et évaluation historique
Présentation historique de SIGAR (Wikipedia, consulté 2025)
Corruption in Afghanistan – contexte de la corruption structurelle dans le pays



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